Paru dans le Nouvel Observateur

Semaine du jeudi 20 novembre 2003 - n°2037 - Notre époque


Ces savants qui dynamitent la science officielle

Big-bang sur la physique

Des chercheurs iconoclastes contestent radicalement les théories classiques de la création de l’Univers. Farfelus? Hérétiques? Ou visionnaires? Enquête sur une controverse


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«D’ici à vingt ans, des concepts comme le big bang ou les théories d’Einstein feront rigoler tout le monde.» C’est un physico-chimiste hollandais du nom d’Eit Gaastra qui l’affirme, inondant internet de ses théories décrivant un univers stable, dans lequel la lumière se propagerait avec une vitesse variable. Des théories jusqu’ici publiées sur papier par le seul «Groninger Gezinsbode», journal local certes respectable, mais qui ne constitue pas une référence académique. N’empêche, de l’autre bout de la planète, un scientifique chinois du nom de Bingxin Gong s’en prend, lui, à l’un des dogmes fondateurs de la mécanique quantique, le principe d’incertitude d’Heisenberg, prétendant le démolir en quelques pages d’équations, dans un long courrie qui vient régulièrement «spammer» depuis quelque temps les boîtes électroniques de tous les physiciens. En France, un certain Francis Rey, ingénieur, diffuse de même de volumineuses diatribes, mathématiquement argumentées, dénonçant divers «dogmes stupides», dont les trous noirs, la fuite des galaxies ou les expériences classiques de Michelson et Morley – celles qui avaient établi la fixité de la vitesse de la lumière.
   On pourrait citer beaucoup d’autres exemples de ces contestations radicales de la science officielle, émanant pour la plupart, observe un «vrai» scientifique, «d’ingénieurs qui ont passé leur vie professionnelle à manier des équations à des fins purement techniques, donc peu gratifiantes, et qui veulent enfin s’amuser un peu». Pourtant, par les temps qui courent, face à ces iconoclastes de bas étage, les vrais scientifiques ne sont pas toujours en reste dès lors qu’il s’agit de malmener les dogmes ou d’introduire des concepts d’apparence loufoque dans notre vision du monde. John Ellis, authentique physicien du Cern (le laboratoire européen pour la physique des particules), ne déclare-t-il pas lui-même: «Les travaux d’Einstein sont comme une pierre apportée à un édifice important avec lequel nous observons l’Univers. Pour les chercheurs, le challenge consiste maintenant à détruire cet édifice»?
   Certains ne se font pas prier, et la plus spectaculaire entreprise de démolition en date émane de João Magueijo, professeur de physique théorique au prestigieux Imperial College de Londres, qui vient tout juste de publier «Plus vite que la lumière» (1), ouvrage carrément hérétique, expliquant que c, la vitesse de la lumière dans le vide, peut varier. Et que, moyennant le renoncement à cette constante universelle fondamentale, on parvient à résoudre beaucoup des contradictions dans lesquelles se débattent actuellement les cosmologistes. Magueijo n’a pas trop la grosse tête. Son livre est d’ailleurs bourré d’anecdotes qui ne le mettent pas toutes en valeur, mais qui permettent de faire passer pas mal de pilules amères, inévitables dans un exposé de physique théorique. Il s’en prend de plus avec une férocité rare à l’establishment scientifique, à ce «monde universitaire, avec ses continuels jeux mesquins de puissance et d’influence». Et, à propos des scientifiques chenus qui occupent leurs vieux jours en siégeant dans les commissions dispensatrices de crédits, il demande: «Pourquoi ne pas simplement construire un hospice de vieillards pour les savants qui ont cessé de faire de la bonne science?» Toutefois, modeste, il présente son idée de la lumière à vitesse variable comme une pure hypothèse. Il l’aime bien, il la bichonne, mais sans exclure qu’elle puisse un jour être rejetée parce que fausse.
   En attendant ce n’est pas une mince affaire, car «il ne s’agit de rien de moins que de démolir le principal pilier de la physique du xxe siècle, le caractère constant de la vitesse de la lumière». Avec, entre autres implications, le fait que la fameuse formule einsteinienne emblématique, E = mc2, serait vidée de son sens, et l’obligation de «revoir toute l’architecture de la physique actuelle». Au risque d’aggraver son cas, João Magueijo révèle que l’intuition initiale, celle de violer une règle sacrée, lui est venue par un vilain matin pluvieux, alors qu’il traversait les pelouses de Cambridge «avec une méchante gueule de bois». Ensuite, il lui a fallu travailler d’arrache-pied pendant des années. Rallier quelques chercheurs disciples crédibles (dont Andreas Albrecht de l’Université de Californie et John Barrow de Cambridge). Supporter «des regards vides, au pis des rires hystériques et des remarques désobligeantes» chaque fois qu’il exposait ses idées devant des collègues. Et surtout rendre son hypothèse mathématiquement cohérente, ce qui fut le plus difficile, car, écrit-il, «les équations protestaient, me hurlaient au visage qu’elles refusaient une variation de la constante c». Il a pourtant fini par accoucher d’une théorie cohérente, dite en français VVL (vitesse variable de la lumière), publiée après bien des réticences par la célèbre «Physical Review D», malgré «ses profondes conséquences sur toutes les lois de la nature».
   En résumé, selon la VVL, au moment du big-bang, dans les tout premiers instants de l’Univers, dans des conditions de température et de densité dont on n’a pas idée, mais très brièvement, la vitesse de la lumière fut des millions de fois supérieure à la «constante» c que l’on mesure aujourd’hui. Cela permet, notamment, d’éliminer le très hypothétique concept d’«inflation initiale» – l’expansion fulgurante et inexplicable de l’Univers flambant neuf, durant une toute première et infinitésimale fraction de seconde, que les théoriciens du big- bang ont dû imaginer pour pouvoir expliquer la suite des événements. Selon Magueijo, il n’y a plus besoin d’inflation, c’est l’énergie lumineuse, grâce à sa vélocité inouïe d’alors, qui aurait homogénéisé la soupe cosmique primitive. Puis, passé ce premier instant, la lumière, assagie, aurait ralenti, pour ne plus quitter la vitesse de croisière immuable qu’on lui connaît depuis, du moins dans le vide: 299 792 kilomètres par seconde. Il en irait en somme de la vitesse de la lumière comme de l’eau: elle connaîtrait deux états distincts et, en dessous d’une certaine température, elle «gèlerait»...
   Cette théorie hétérodoxe, désormais cultivée par une toute petite minorité de physiciens, a-t-elle une chance de s’imposer un jour? Un spécialiste comme Marc Lachièze-Rey, directeur de recherche en physique théorique au CNRS, n’y croit pas du tout, s’étonne même que certaines revues scientifiques sérieuses acceptent de publier des articles sur une pareille lubie. Et qualifie la VVL de «théorie vaine, complètement gratuite, une sorte de travail scolaire, un exercice d’étudiant auquel on aurait demandé de faire varier une constante dans les équations, juste pour voir ce que cela donne. A titre pédagogique, on peut s’amuser à bricoler ainsi n’importe quelle autre équation. Magueijo, lui, prétend remettre toute la physique à plat en sortant du cadre de la relativité. D’autres avaient essayé avant lui, et s’y étaient toujours cassé les dents».
   Pourtant, Marc Lachièze-Rey n’a rien d’un gardien du temple ni d’un dévot des dogmes intangibles. La preuve, il vient de publier lui aussi un livre, «Au-delà de l’espace et du temps, la nouvelle physique» (2), qui bouscule plusieurs des idées en vigueur dans la cosmologie contemporaine, et, sans s’attaquer de front au grand Albert, constate que, pour sortir des contradictions qui la minent, la physique a l’urgent besoin d’une révolution radicale. En effet, à force d’accumuler des entités ésotériques, genre «matière noire», «inflation», «énergie sombre», voire «trou noir», pour tenter d’expliquer, dans l’observation comme dans le calcul, des conclusions dérangeantes, «la physique théorique est devenue un vaste hôpital psychiatrique, dans lequel ce sont les fous qui ont pris le pouvoir», constate un mathématicien.
   En effet, il faut bien constater qu’aujourd’hui on ignore tout de la géométrie de l’Univers, s’il est infini ou non, voire s’il ne s’agirait pas d’un vaste mirage, et pourquoi son expansion s’accélère de façon apparemment exponentielle, sous l’effet d’une incompréhensible «énergie sombre». On ignore où se trouve – et de quoi est faite – la fameuse «masse manquante», alias «matière noire», sans laquelle on ne peut pas comprendre les mouvements relatifs des étoiles et des galaxies. On ignore encore quel fut le moteur de cette mystérieuse et brève inflation phénoménale des débuts, sans laquelle on ne peut pas expliquer que l’Univers se soit simultanément étendu, avec le même aspect, dans toutes les directions. Enfin, la physique souffre d’être déchirée entre deux descriptions du monde: celle de la mécanique quantique et celle de la relativité.    La première fonctionne admirablement à l’échelle des atomes et particules. L’autre, non moins admirablement, à l’échelle des astres. Mais leurs lois sont aussi inconciliables que l’eau et le feu, ce que les physiciens ne tolèrent pas. Par exemple, pour la physique quantique, le temps est immuable, tandis qu’il est élastique par nature dans la relativité einsteinienne. D’où «deux visions opposées, deux cadres géométriques incompatibles», chacun prétendant pourtant décrire une même réalité. Or «il n’y a qu’un seul monde. On doit donc pouvoir le décrire dans sa totalité avec une seule et même physique». Bref, comme on voit, il y a beaucoup à faire.
   Pour commencer à déblayer le terrain, Marc Lachièze-Rey se dit prêt à jeter par-dessus bord plusieurs de ces concepts bizarroïdes, comme par exemple l’inflation initiale, survenue juste après le big-bang, durant infiniment moins qu’un milliardième de seconde. «On peut très bien faire l’économie de cette inflation. On la prétend indispensable à l’homogénéité de l’Univers tel qu’on l’observe. Mais pourquoi ne pas supposer qu’il est né comme ça, avec une homogénéité "prévue" ou incluse dans les conditions initiales de ce big-bang que nous sommes de toute façon incapables d’expliquer, et sur l’origine duquel nous ne nous sommes pas cru obligés de bâtir une théorie? Pour introduire une hypothèse, il faut que cela en vaille le coup.» Autrement dit, que cela ne pose pas davantage de questions que cela en résout. Or le concept d’inflation, sur lequel travaillent pourtant des centaines de spécialistes qui le tiennent pour incontournable, «exige l’intervention d’une incompréhensible énergie exotique, puis sa disparition tout aussi soudaine».
   A propos de la matière noire, ou masse cachée, qui, selon les calculs, devrait représenter au moins 90% de la masse totale de l’Univers, Marc Lachièze-Rey se montre tout aussi dubitatif. Cette matière invisible, d’une nature inconnue, les théoriciens l’ont sortie de leur manche il y a près de soixante-dix ans, et les astronomes ne cessent plus depuis de la traquer au fond des cieux sans jamais l’apercevoir. En effet, au vu de sa seule masse observable, l’Univers ne fait pas le poids. Les mouvements des étoiles dans les galaxies, des galaxies dans les amas de galaxies et des amas entre eux semblent ralentis par une sorte de viscosité gravitationnelle, qui, de plus, dévie la lumière. Le tout reste inexplicable sans le recours à une masse cachée omniprésente – qui fait elle aussi l’objet d’un livre récent: «Matière noire et autres cachotteries de l’Univers» (3).
   Sous quelle forme se dissimule cette pesanteur indétectable? S’agit-il d’une profusion de planètes lourdes, de naines brunes, de trous noirs ou de «machos» (MAssive Compact Halo Objects) – entité astronomique sur mesure, imaginée tout spécialement? Ou d’un bain universel de particules très peu pesantes, mais horriblement nombreuses, comme les neutrinos ou d’hypothétiques «wimps» (mauviettes)? Marc Lachièze-Rey commence par récuser les trous noirs, pourtant prévus par Einstein, à l’existence desquels il ne croit guère (encore une hérésie): «Avez-vous remarqué? Depuis vingt ans, chaque fois qu’on annonce en avoir découvert un, on pense nécessaire d’ajouter que "cette fois, c’est sûr". A la longue, cela finit par devenir suspect.» Puis il a envie de récuser la prétendue matière noire dans son ensemble, préférant l’hypothèse d’une erreur d’interprétation dans l’analyse des mouvements des corps célestes. Une hérésie de plus? Peut-être, mais, «de toute façon, si on découvrait une nouvelle sorte de matière, il faudrait quand même modifier les lois de la physique». Telle est bien en effet l’unique certitude dans toute cette histoire: même si elle s’efforce de faire semblant, la physique actuelle ne permet plus de comprendre l’Univers dans lequel nous vivons.

(1) Dunod.
(2) Le Pommier.
(3) Par Alain Bouquet et Emmanuel Monnier, Dunod.

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