Texte mis à jour le 12 juillet 2007

 

Peut-on risquer sa vie ?

...On court évidemment plus de risques en ulm ou en aile delta que sur un court de tennis. Quelle position adopter face à des sports, à des activités, où un certain risque ne peut pas être éliminé ?

...Il y a quarante ans nous étions au refuge de Plan, mon ami Jean-Claude et moi. Nous n'avions tous les deux que vingt trois ans et pourtant nous avions déjà une solide expérience de grimpeur derrière nous, acquise dans les Ardennes Belges et les Calanques de Marseille. L'été précédent, Jean-Claude avait fait la face Nord des Drus, à Chamonix, avec notre maître et ami Jean Lecomte, un excellent montagnard. Nous nous étions dits l'été suivant que nous pourrions peut-être attaquer tous les deux un classique relativement facile de la vallée de Chamonix : le Grépon. Nous n'aurions pas pu nous offrir un guide, mais nous avions au moins de l'excellent matériel, bien adapté à la haute montagne : de bonnes vestes en duvet, de bonnes chaussures, des piolets "Charlet", des cagoules de bivouac, des crampons solides, des casques, de bons lainages. Cette voie n'a pas la réputation d'être très difficile. Mais la marche d'approche, en partant du refuge du du Plan, fait traverser le glacier des Nantillons. Il faut se coucher tôt en montagne, vers les dix huit-heures, pour partir quand le jour n'est pas encore levé, en s'éclairant avec des lampes frontales.
...Nous étions sur le point d'aller nous enfiler dans nos sacs de couchages lorsque nous entendîmes des cris, provenant de ce massif. A une telle distance il était exclu de comprendre quoi que ce soit, mais une chose était sûre : des gens criaient. Nous allâmes voir le célèbre guide Raymond Lambert, qui couchait dans le refuge et devait faire une voie le lendemain matin avec avec un client. Il était aisément repérable à cause de la pointure de ses chaussures de montagne, faites sur mesure. Il avait en effet eu tous les orteils gelés, étant plus jeune, et son bottier avait du en tenir compte.
- S'il s'agit d'alpinistes en difficulté, nous dit-il, il sera facile de le savoir. Comme à une telle distance il est exclu d'être intelligible, ces gens crieront selon une période donnée, par exemple toutes les minutes. Vous n'avez qu'à enregistrer leurs cris, en repérant ces moments sur vos montres. S'il n'y a aucune périodicité, il s'agit seulement de types qui se crient "passe-moi le sac, tire sur la corde" ou quelque chose de ce genre. En Montagne on est souvent obligé de hurler quand le compagnon de cordé n'est pas en vue directe. Le son porte mal.
...C'est ce que nous fîmes pendant une bonne demi-heure. Mais nous ne trouvâmes aucune périodicité dans ces cris, qui finirent par s'arrêter. Alors nous allâmes nous coucher. Le lendemain nous partîmes sous le regard des étoiles. Le jour se levait lorsque nous traversâmes le glacier des Nantillons. Il y avait un chemin dans la glace, sous une grande barrière de séracs.

- Le guide Vallot dit qu'il tombe en moyenne un sérac par jour, me dit Jean-Claude .

...Sous les barrières de séracs, donc, on ne traîne pas. Anneaux de corde en main, on trotine, pour limiter les risques. Nous étions à mi-chemin lorsque j'entendis un craquement sinistre. Puis des centaines de tonnes de glace balayèrent l'endroit où je me trouvais dix secondes plus tôt.

- On peut ralentir la marche : le sérac quotidien est tombé.....

...Puis commença l'ascension du Grépon. Nous avions d'excellentes lunettes de glacier, protégeant bien les yeux, avec des oeillères de cuir sur les côtés. Les branches s'enroulaient autour des oreilles. Mais nous avions omis d'ajouter une fine corde de nylon, passant derrière le cou. En début de voie, un paquet de neige me fouetta le visage, expédié par mon coéquipier, qui emporta mes uniques lunettes. Je risquai alors l'ophtalmie. Nous n'avions pas prévu ce risque-là, cet infime détail qui peut transformer une course sans problème en une tragédie.
...J'essayai de protéger mes yeux comme je pouvais. En haut un drame nous attendait. Averti par d'autres alpinistes, un hélicoptère du sauvetage en montagne était déjà sur place, emmenant, enveloppés dans deux sacs caoutchoutés, les corps de deux Suisses qui étaient morts de froid pendant la nuit. C'étaient eux qui avaient crié en vain, le soir précédent. Mais ils ne savaient pas. Sinon une cordée de secours aurait été sur eux en quelques heures, ou l'hélicopère de Chamonix, prévenu depuis le refuge. Le temps était très beau.
...Un de ces deux garçons avait dévissé, dans une dalle. Son compagnon, qui l'assurait, se tenait sur une petite vire.

 

..

.Lorsque le premier de cordée, alourdi par son sac, plongea dans le vide dans cette partie en surplomb, il emporta toute la corde, que son second ne sut retenir puis, emporté par l'énergie cinétique qu'il avait accumulée, il éjecta celui-ci, qui se retrouva les pieds dans le vide, plaqué, le ventre contre la roche.

 

.

..Il était exclu qu'il puisse remonter à bras son compagnon. l'autre ne savait pas non comment remonter sur une corde. Ils ne surent rien faire d'autre que crier. Puis la nuit les enveloppa et le froid fit le reste.
...Or, ils auraient pu s'en sortir par eux-mêmes. Tous les alpinistes emmènent avec eux des "anneaux de corde". A cette époque, il s'agissait de nylon trois brins, épissuré. De nos jours on utilise aussi des sangles cousues. Avec un tel anneau, même dans une position aussi inconfortable, celui qui était en haut pouvait très bien créer un lien entre un mousqueton attaché au piton qui les retenaient tous les deux et la corde, en utilisant un "noeud de Prussik" :

 

 

...Ensuite, il aurait coupé la corde, en utilisant l'opinel qu'ils aurait dû normalement avoir autour de son cou, attaché par un lacet, sous son pull. Son coéquipier en aurait été quitte pour une petite frayeur, un petit mètre de chute. Mais les noeuds de Prussik ne glissent pas et il est facile, après coup, de verrouiller l'affaire en nouant la corde. Cette manoeuvre effectuée, le second de cordée serait redevenu manoeuvrant. Il aurait pu se dresser sur des "pédales", renforcer sa position en plantant un piton supplémentaire. Puis il aurait sorti de son sac un corde de secours, plus fine et moins longue, avec laquelle il aurait pu porter secours à son compagnon, en lui descendant éventuellement du matériel.

 

 

...Celui-là aurait alors dû remonter le long de la corde principale en utilisant deux ou trois anneaux de corde frappés à l'aide de Prussik (à l'époque les "Jumard" n'avaient pas encore été inventés). En une heure tout aurait été réglé. En étant quitte pour la peur, les deux auraient pu soit redescendre en rappel, soit bivouaquer, soit terminer leur ascension. Tout, sauf rester pendus pour finir gelés.
...Mais ces deux-là ne savaient pas. Comme je ne savais pas qu'il fallait impérativement attacher ses lunettes de glacier.
...Je décidai, cet été-là, de limiter mes activités à l'escalade. Question de choix. La Haute Montagne est sublime. On y voit "les étoiles à midi". Là-haut, c'est la Lune, un monde totalement minéral, où tout est démesuré : les dièdres, les arètes, les crevasses. Fascinant, mais c'est comme marcher sur le dos d'un géant qui dort. Mais s'il vient à celui-ci l'idée de se retourner dans sa couche, on est mort, aplati, pulvérisé, même si on est très fort. J'avais lu, cet été-là, le livre de Walter Bonatti "A mes Montagnes". Il y conte, entre autre, une tentative d'ascension des "piliers rouges du brouillard", sur le versant italien du Mont Blanc, surplombant le glacier de la Brenva. Je crois qu'ils étaient quatre. Un cordée française les avait rejoint et ils avaient convenu d'attaquer cette "première" tous ensemble. Bonatti était une force de la nature. Il avait dû bivouaquer un jour seul à sept mille mètres, au K2, en Himalaya, sans tente, et avait survécu. Il avait réalisé l'ascension des Drus en solo, en s'auto-assurant avec son sac.
...Le mauvais temps les saisit à moins de cent mètres de la sortie de la voie. Les quatre décidèrent de bivouaquer dans la tempête. Bien équipés, ils se sentaient de taille à faire face à ce genre de situation. Mais celle-ci dura plus longtemps que prévu. Le quatrième jour ils décidèrent de redescendre. Deux d'entre eux moururent d'épuisement, durent être abandonnés en route, un français et un italien. Pourtant ces quatre-là se comptaient parmi les alpinistes les plus expérimentés au monde.
...La Haute Montagne, c'est aussi cela : une frange de risque inévacuable, même avec le l'expérience, du super-matériel. Une saison dans la vallée de Chamonix avec zéro mort, même si tout le monde était totalement raisonnable, c'est impossible. La Montagne a ses impondérables, ses sautes d'humeur, ses chûtes de séracs imprévisibles. Mais il y a tous les autres risques, ceux que courent les ignorants, les mal équipés, comme ceux que nous récupérâmes sur le glacier du Géant, deux jours après ce drame, quatre adolescents qui s'y baladaient en anoraks légers, chaussures insuffisantes, avec une petite corde. Or ce ne sont pas des endroits de promenade. Le Géant possède des crevasses dont la profondeur atteint cent mètres. Ils étaient bien contents de tomber sur nous. Ainsi, en dépit d'une expérience fort limitée, avions-nous pu faire figure de "guides" en rappatriant les imprudents, sur le mode "au royaume des aveugles, les borgnes sont rois".
...Le service du secours en montagne s'occuppe chaque année de nombreux imprudents qui se mettent, par ignorance ou par inadvertance, dans des situations dangereuses. Il y a des morts. Des gens perdent aussi la vie à leur porter secours. Alors, que conviendrait-il de faire ? Les responsables perdent leur salive, chaque année, à avertir ces imprudents sur les medias. Souvent les gens à secourir n'ont pas signalé leur projet avant de partir. Il faut d'abord les trouver. Ces opérations de secours coûtent aussi beaucoup d'argent. La moindre intervention représente des dizaines de milliers de francs.

...Que faire ? Interdire la Haute Montagne ou peupler les glaciers de policiers en moto-neiges qui demanderaient aux gens leurs papiers, inspecteraient leur matériel, vérifieraient leur compétence ? Ce qui inquiète le plus les gens, c'est qu'on puisse toucher à leur portefeuille, plus sensible que leur corps, qu'il exposeront plus volontiers à des risques pouvant les rendre invalides à vie.

Dans tous les sports à risques on trouve des libertaires, des tas de gens qui revendiquent haut et fort le droit d'exposer leur vie comme ils l'entendent, sans casques, sans parachutes, sans contrôles techniques, sans la moindre mesure de sécurité, "dans la mesure, précisent-ils, où ils ne mettent pas la vie des autres en danger". Mais que fait-on d'eux quand ils sont cassés, infirmes, impotents, quand ils coûtent à la société une fortune pour le restant de leurs jours, en soins, interventions ?
...Dès qu'on parle de contraintes, dans le monde de l'ultra-léger (comme de beaucoup d'autres), les adeptes crient "qu'on veut fliquer ces sports". Ma femme pense que si nos "libertaires" étaient avertis qu'en cas d'accident, lorsque les mesures de sécurité minimales n'auraient pas été prises, ceux-ci se verraient réclamer une partie de leurs frais médicaux, ou d'intervention, ces gens seraient moins prompts à revendiquer leur splendide liberté.
...Quand on est cambriolé, les assurances se font tirer l'oreille si le bien était mal protégé. Même chose si le motard n'a pas son casque ou si le véhicule était dépourvu de ceinture de sécurité. La pression pourrait donc venir des compagnies d'assurance. Hélas, dans le cas des sports ultra-légers, c'est sans espoir car ce sont les fédérations qui assurent elles-mêmes leurs adhérents.