Andréi Sakharov, 1975 :
Discours de réception de son prix Nobel de la paix

4 décembre 2007

 

 

Discours prononcé à la séance d’attribution du Prix Nobel de la Paix, 1975

La Paix, le Progrès et les Droits de l’Homme

Citation tirée du discours pour le Prix Nobel de la Paix, décerné en 1975
Le Comité Nobel du Parlement Norvégien a décerné le prix Nobel de la Paix pour l’année 1975 à Andrei Sakharov.
L’effort personnel et courageux de Sakharov pour la cause de la paix parmi les hommes, inspire puissamment tous ceux qui sont sincèrement préoccupés de promouvoir la paix. Sans compromis et sans relâche, Sakharov a lutté non seulement contre les abus du pouvoir et les violations de la dignité humaine sous toutes ses formes, mais il a aussi combattu avec une égale énergie pour un Etat idéal fondé sur le principe de la Justice pour tous.
Dans un style persuasif Sakharov a insisté sur le fait que les droits individuels de l’homme demeurent le seul fondement sûr d’un système de coopération internationale authentique et durable. Il a ainsi réussi avec une efficacité certaine, malgré des conditions très dures, à renforcer le respect des valeurs que tous les vrais amis de la paix défendent avec ténacité.
Andrei Dmitrivich Sakharov a adressé son message de paix et de justice à tous les peuples du monde. Pour lui, une paix mondiale ne peut être durable que si elle est fondée sur le principe fondamental du respect des droits de l’individu vivant en société. Ce respect à trouvé son expression dans un certain nombre de déclarations internationales ; par exemple la Déclaration des Nations Unies sur les Droits de l’Homme. Sakharov a demandé aux Autorités Nationales de chaque pays d’assurer le respect des engagements contractés en signant ces Déclarations.
Dans les différents accords signés cette année par 35 Etats à la Conférence sur la Sécurité à Helsinki, l’on a à nouveau souligné le fait que le respect de la dignité humaine était une obligation reconnue par les Etats eux-mêmes. Dans leur Accord les Parties contractantes reconnaissent que le respect des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales, est un facteur important pour la cause de la paix, de la justice et du bien-être, éléments essentiels pour assurer le développement de relations fraternelles et de coopération, non seulement entre les nations signataires de ces Accords mais entre tous les pays du monde.

En termes plus énergiques que beaucoup d’autres ne l’ont fait, Andrei Sakharov nous a prévenus du danger qu’il y aurait à négliger ces points, et s’est situé à l’avant-garde des efforts qui tendent à transformer en réalité vivante les idéaux exprimés dans ce paragraphe des Accords de Helsinki.

Andrei Sakharov croit fermement à la fraternité humaine, à la coexistence sincère, comme seules voies de salut de l’Humanité. C’était précisément par la voie d’une fraternisation entre tous les peuples, fondée sur la vérité et la sincérité, qu’Alfred Nobel espérait réussir à créer un avenir plus sur pour l’Humanité entière. Pour Sakharov, lorsque les Etats violent les préceptes fondamentaux des Droits de l’Homme, ils sapent les efforts engagés pour promouvoir la confiance entre toutes les nations, au-delà des frontières qui les séparent.

Sakharov nous a prévenu à propos des dangers cachés par une fausse détente basée sur des rêveries et des illusions. Etant un physicien nucléaire, avec sa perspicacité particulière et un sens aigu de ses responsabilités, il a été capable d’exprimer avec force les dangers inhérents à la course aux armements entres Etats. Ses aspirations sont la démilitarisation, la démocratisation de la société dans tous les pays, et un rythme rapide de progrès social.

L’amour de Sakharov pour la vérité et sa croyance profonde dans l’inviolabilité de l’être humain, sa lutte contre la violence et la brutalité, sa défense courageuse de la liberté de penser, ses convictions généreuses et profondément humanitaires, ont fait de lui le porte-parole de la conscience de l’humanité, dont aujourd’hui le monde a si gravement besoin.

La Paix, le Progrès et les Droits de l’Homme — ces trois objectifs sont indissolublement liés, et il est impossible d’atteindre l’un d’entre eux, si l’on ignore les autres. Cette idée est le thème fondamental de mon discours.

Je ressens une profonde reconnaissance d’avoir été choisi pour recevoir cette récompense d’une si grande portée, que représente le Prix Nobel de la Paix, et d’avoir ainsi la possibilité de m’adresser à vous aujourd’hui. Je suis également particulièrement reconnaissant de l’allocution du Comité, qui a mis l’accent sur le fait que la défense des Droits de l’Homme est le fondement certain d’une coopération internationale authentique et durable. Cette idée a pour moi une grande importance ; je suis convaincu que la confiance internationale, la compréhension mutuelle, le désarmement et la sécurité internationale sont inconcevables en l’absence d’une société ouverte à la liberté d’information, à la liberté de conscience, au droit de publier, au droit de voyager et de choisir le pays dans lequel on souhaiterait vivre. Je suis aussi convaincu que la liberté de conscience, de même que d’autres droits civiques, constituent à la fois la base du progrès scientifique et la garantie contre le mauvais usage qu’on pourrait en faire pour nuire au genre humain, ainsi que la base du progrès économique et social, qui est à son tour une garantie politique rendant possible une défense effective des droits sociaux. Je voudrais aussi défendre la thèse de l’importance à la fois originale et décisive que constituent les droits civiques et politiques pour forger le destin du genre humain. Ce point de vue diffère de façon essentielle de la théorie marxiste courante, ainsi que des opinions technocratiques, selon lesquelles seuls les facteurs matériels ainsi que les conditions économiques et sociales ont une importance décisive. (Bien entendu, en affirmant cela, je n’ai pas l’intention de nier l’importance du bien-être matériel des populations.)

Je voudrais exprimer toutes ces thèses dans ma conférence et en particulier aborder un certain nombre de problèmes spécifiques concernant la violation des Droits de l’Homme. La solution de ces problèmes est Impérative et nous ne disposons que d’un temps très court.

C’est pour cette raison que j’ai intitulé mon discours « Paix. Progrès et Droits de l’Homme ». Bien entendu c’est volontairement que je reprends ici le thème de mon article paru en 1968 « Réflexions sur le Progrès, la Coexistence Pacifique et la Liberté Intellectuelle » qui comporte des liens étroits, tant dans son contenu que dans ses implications avec mes préoccupations actuelles.
Il est très important de souligner, que le genre humain, au seuil de la seconde moitié du XXe siècle, est entré dans une période particulièrement décisive et critique de son histoire.
L’existence de missiles nucléaires capables, en principe, d’annihiler tout le genre humain, constitue le plus grand danger qui menace notre temps. Grâce aux progrès économiques, industriels et scientifiques, les armes dites « conventionnelles » sont devenues incomparablement plus dangereuses, sans faire mention des instruments de guerre que constituent les armes bactériologiques et chimiques.

Il est évident que le progrès industriel et technologique représente le facteur le plus important, pour vaincre la pauvreté, la famine et les maladies. Mais ce progrès conduit en même temps à des changements inquiétants dans notre environnement et à l’épuisement de nos ressources naturelles. Aussi, le genre humain est menacé de dangers écologiques graves.

Des changements rapides dans les formes traditionnelles de vie, ont entraîné une explosion démographique non contrôlée, particulièrement frappante dans les pays en voie de développement du Tiers Monde. La croissance de la population a déjà créé des problèmes économiques, sociaux et psychologiques exceptionnellement complexes. et posera sans doute dans l’avenir des problèmes encore plus sérieux. Dans plusieurs pays, notamment en Asie, en Afrique et en Amérique Latine, la pénurie de nourriture constituera un facteur primordial pour la vie de plusieurs centaines de millions d’être humains, qui depuis leur naissance sont condamnés à une existence misérable menacée par la famine. De plus, les perspectives d’avenir sont menaçantes, et dans l’opinion de nombreux spécialistes, tragiques, malgré les indiscutables succès de la « révolution verte ».

Mais, même dans les pays développés, les gens ont à affronter des problèmes sérieux. Ceux-ci concernent les pressions résultant d’une urbanisation excessive, les changements qui déséquilibrent la stabilité sociale et psychologique de la communauté, la surproduction, les changements incessants des modes et des tendances d’opinion le rythme accéléré et brutal de la vie, l’augmentation des troubles mentaux et nerveux, le nombre toujours plus grand de gens privés de contact avec la nature et d’un mode de vie normal, la dislocation de la famille et la disparition de plaisirs humains simples, le dépérissement des principes moraux et éthiques de la communauté, et la perte de toute foi et de tout objectif dans le déroulement de la vie. Sur cet arrière plan viennent se projeter toute une série de phénomènes menaçants : l’accroissement de la criminalité, de l’alcoolisme, de l’usage de la drogue, du terrorisme et divers autres encore. L’épuisement imminent des ressources du globe, la menace d’une surpopulation, les problèmes sociaux et politiques internationaux permanents et profondément enracinés, exercent un impact de plus en plus fort, également sur les pays développés, et à tous le moins menacent de frustrer un grand nombre de personnes de l’abondance, l’opulence et le bien-être auxquelles elles sont accoutumées.

Cependant, dans la série des problèmes auxquels le monde est confronté aujourd’hui, la polarisation politique globale de l’humanité, scindée en ce que l’on appelle le Premier Monde (qui désigne couramment le Monde Occidental), le Second Monde (le Monde socialiste) et le Tiers Monde (les pays en voie de développement), joue un rôle de plus en plus décisif et important. Deux puissants Etats socialistes, sont devenus, en fait, deux empires totalitaires, mutuellement hostiles, dans lesquels un parti unique et l’Etat exercent un pouvoir sans contrôle dans toutes les sphères de la vie. Ils possèdent un énorme potentiel d’expansion, et s’efforcent d’accroître leur influence sur de vastes régions du globe. Un de ces Etats — la République Populaire de Chine — a atteint un niveau relativement modeste de développement économique, alors que l’autre — l’Union Soviétique —par la seule exploitation de ses ressources naturelles et en exploitant au maximum les forces de travail de ses habitants, leur capacité de supporter des privations continues, s’est constitué un potentiel de guerre formidable et un développement économique relativement élevé bien qu’insuffisamment diversifié. Mais en Union Soviétique aussi, le niveau de vie de la population est bas et les droits civiques sont plus restreints que dans d’autres Etats socialistes moins avancés. Des problèmes globaux extrêmement compliqués affectent aussi le Tiers Monde, où une stagnation économique relative, va de pair avec une activité politique internationale croissante.

De plus, cette polarisation renforce encore davantage les dangers sérieux d’annihilation nucléaire, de famine, de pollution de l’environnement, d’épuisement des ressources, de surpopulation et de déshumanisation.

Si nous considérons cet ensemble de problèmes urgents et de contradictions, la première remarque qui devrait être formulée, c’est qu’il serait irréaliste de tenter de réduire le rythme des progrès scientifiques et technologiques, d’inverser le processus d’urbanisation, de recourir à l’isolationnisme, au mode de vie patriarcal, de faire retour à d’anciennes traditions nationales. Le progrès est indispensable et si l’on tentait de l’arrêter, cela conduirait au déclin et à la chute de notre civilisation.
Il n’y a pas longtemps, nous ignorions l’usage des engrais artificiels, de l’agriculture mécanisée, des insecticides chimiques et des méthodes de l’agriculture intensive. Des voix s’élèvent appelant au retour à des formes d’exploitation agricoles plus traditionnelles et peut-être moins dangereuses. Cela peut-il se réaliser dans un monde où des centaines de millions de gens souffrent de la faim ? Au contraire, il est évident que nous avons besoin de méthodes agricoles encore plus intensives et que nous devons répandre ces méthodes à travers le monde, notamment parmi les pays en voie de développement.

Nous ne pouvons écarter l’idée d’une généralisation de l’usage des résultats de la recherche médicale, de l’extension de la recherche dans toutes ses branches, y compris la bactériologie et la virologie, la neurophysiologie, la génétique humaine, la chirurgie des gènes, quels que soient les dangers potentiels de leur utilisation abusive et les conséquences sociales indésirables de ces recherches. Ceci s’applique aussi aux recherches concernant la création de systèmes d’intelligence artificielle, à celles qui concernent le comportement humain et l’établissement d’un système unifié de communication globale, aux systèmes pour la sélection et la mise en mémoire de l’information, et à d’autres encore. Il est tout à fait clair qu’entre les mains d’autorités bureaucratiques irresponsables agissant dans le secret, toutes ces recherches peuvent s’avérer exceptionnellement dangereuses, alors qu’elles peuvent tout aussi bien s’avérer extrêmement importantes et utiles au genre humain, si elles sont menées sous une supervision et une discussion publiques et soumises à une analyse socio-scientifique. Nous ne pouvons rejeter un usage plus étendu de matériaux artificiels, d’aliments synthétiques, ou la modernisation de tous les aspects de la vie ; nous ne pouvons faire obstacle à l’automatisation croissante et à l’expansion industrielle, quels que soient les problèmes sociaux qu’ils peuvent soulever.

Nous ne pouvons condamner la construction de centrales nucléaires  plus puissantes ou la recherche en physique nucléaire, puisque l’énergie constitue une des bases de notre civilisation. Sous ce rapport, je voudrais rappeler qu’il y a 25 ans, moi-même et mon professeur, lauréat du Prix Nobel de Physique Igor Jeugenivich Tamm, avions posé les bases de la recherche nucléaire dans notre pays. Cette recherche a conduit à des réalisations très importantes, s’étendant dans les directions les plus variées, depuis la méthode classique concernant l’isolement thermique magnétique, jusqu’à l’utilisation des lasers.

Nous ne pouvons interrompre la recherche spatiale interplanétaire et intergalactique, y compris les essais de détection de signaux provenant de civilisations autres que celle de la terre. Les chances pour que ces expériences soient couronnées de succès sont probablement faibles, c’est précisément la raison pour laquelle les résultats pourraient bien se révéler extrêmement importants.
Je n’ai mentionné que quelques exemples. En fait, tous les aspects du progrès sont intimement liés; aucun d’entre eux ne peut être ignoré sans risquer de détruire la structure entière de notre civilisation. Le progrès est indivisible. Mais les facteurs intellectuels jouent un rôle particulier dans les mécanismes du progrès. Il est de pratique courante dans les pays socialistes de sous-estimer ces facteurs, du fait probablement des dogmes de l’idéologie populiste de la philosophie officielle, ce qui pourrait entraîner une distorsion dans la voie du progrès et même son arrêt et sa stagnation.

Le progrès n’est possible et inoffensif que lorsqu’il est soumis au contrôle de la raison. Aussi, les problèmes importants concernant la protection de l’environnement inquiètent l’opinion publique et témoignent de son rôle dans une société ouverte où règne la liberté de conscience. La libéralisation partielle de notre pays après la mort de Staline, a rendu possible un débat public sur ce problème au début des années 60. Mais une solution effective exige un contrôle social et international plus étroit. Les applications militaires des résultats scientifiques et le désarmement contrôlé constituent aussi un domaine se prêtant à critique dans une société où l’opinion publique a son mot à dire. L’exemple que j’ai donné qui met en jeu la manipulation de la psychologie des masses est extrêmement significatif La liberté de conscience, l’existence d’une opinion publique informée, un système d’éducation pluraliste, la liberté de la presse, l’accès à d’autres sources d’information — tout ceci existe très peu dans les pays socialistes. Cette situation résulte du monisme économique, politique et idéologique, qui caractérise ces nations. Cependant, ces conditions constituent une nécessité vitale, non seulement pour éviter les abus volontaires ou involontaires des résultats du progrès mais aussi pour renforcer ce même progrès.

Un système d’éducation efficace et un sens créateur héréditaire se transmettant de génération en génération ne sont possibles que dans une atmosphère de liberté intellectuelle. En revanche, les entraves intellectuelles, la puissance et le conformisme d’une bureaucratie mesquine, brouillent dès le début les domaines de la connaissance humaniste, de la littérature et de l’art, et entraînent à terme un déclin intellectuel généralisé, la bureaucratisation et le formalisme de l’ensemble du système éducatif, le déclin de la recherche scientifique, la paralysie de tout stimulant au travail créateur, la stagnation et la désintégration.
Dans un monde polarisé, les Etats totalitaires, pourraient, grâce à la détente, se permettre aujourd’hui une forme spéciale de parasitisme intellectuel. Et il semblerait que, si des changements internes, que nous considérons tous comme nécessaires, ne se produisent pas, ces nations seront bientôt forcées d’adopter une attitude dans ce sens. Si ceci se produit, le danger d’une explosion de la situation mondiale ira en s’aggravant. La coopération entre les Etats Occidentaux, les Nations Socialistes et les pays en voie de développement, est une nécessité vitale pour la paix, et implique des échanges dans les réalisations scientifiques, la technologie, le commerce, et une aide économique mutuelle, notamment lorsqu’il s’agit de produits alimentaires. Mais cette coopération devrait être fondée sur une confiance mutuelle entre les sociétés ouvertes ou, en d’autres termes — avec des esprits ouverts, sur la base d’une véritable égalité et non sur la base de la crainte des pays démocratiques vis-à-vis de leurs voisins totalitaires. Si tel était le cas, la coopération ne serait plus qu’une tentative pour s’attirer les bonnes grâces d’un puissant voisin. Mais une telle politique ne ferait que retarder le jour fatal qui arriverait dans tous les cas et qui serait alors dix fois plus terrible. Ce ne serait qu’une nouvelle version de Munich. La détente  ne peut être assurée que si depuis le début elle s’accompagne d’une ouverture continue de la part de tous les pays, d’une prise de conscience croissante de l’opinion publique, d’une libre circulation des informations et d’un respect absolu dans tous les pays des droits civiques et politiques. En résumé, en plus d’une détente sur le plan matériel, jointe au désarmement et aux échanges commerciaux, la détente devrait se produire sur le plan intellectuel et idéologique. Le Président français Giscard d’Estaing s’est exprimé de façon admirable lors de sa visite à Moscou. Certes, cela valait la peine d’être soumis à la critique de ceux de ses concitoyens pragmatiques et à courte vue dans l’intérêt de cet important principe.

Avant d’aborder le problème du désarmement, je voudrais saisir l’occasion pour vous rappeler quelques-unes de mes propositions de caractère général. D’abord et avant tout, il y aurait lieu d’établir un comité consultatif international qui s’occuperait des questions relatives au désarmement, aux Droits de l’Homme et à la protection de l’environnement sous l’égide des Nations Unies. A mon avis, un comité de cette nature devrait bénéficier du droit d’obtenir des réponses exactes de tous les gouvernements aux enquêtes qu’il mènerait et aux recommandations qu’il formulerait. Ce comité serait appelé à devenir un organisme important pour assurer des débats et des échanges d’information au niveau international, sur les problèmes les plus importants qui affectent l’avenir de l’humanité. J’espère que cette idée recevra un appui et fera l’objet de discussions.

Je voudrais aussi souligner que je considère particulièrement important pour les Nations Unies, l’existence de forces armées, pouvant être utilisées plus généralement en vue de limiter les conflits entre Etats et divers groupes ethniques.
Je tiens en haute estime le rôle des Nations Unies et je considère que cette Institution constitue un des espoirs les plus importants du genre humain pour un avenir meilleur. Les dernières années ont été difficiles et critiques pour cette Organisation. J’avais exprimé les idées à ce propos dans mon livre Mon Pays et le Monde, mais après sa publication il s’est produit un événement malheureux. L’Assemblée Générale a adopté — en l’absence d’un débat véritable — une résolution déclarant que le Sionisme est une forme de racisme et de discrimination raciale. Le Sionisme est l’idéologie d’un renouveau national du peuple juif après 2 000 ans de diaspora, et il n’est dirigé contre aucun autre peuple. L’adoption d’une telle résolution est de nature à ternir le prestige des Nations Unies. Néanmoins, malgré de telles motions, qui sont souvent le résultat d’un sens des responsabilités insuffisamment développé parmi les dirigeants de quelques jeunes Etats membres des Nations Unies, je crois néanmoins que l’Organisation peut, tôt ou tard, être en mesure de jouer un rôle valable dans la vie de l’Humanité, rôle conforme aux buts exprimés dans sa Charte.
Je voudrais maintenant aborder une des questions centrales de l’époque actuelle, le problème du désarmement. J’ai développé en détail ce qu’est simplement ma position dans mon ouvrage Mon Pays et le Monde. Il est impérieux de développer la confiance entre les nations, et de mettre en œuvre des mesures de contrôle, avec l’aide de groupes internationaux de contrôle. Ceci n’est possible que si la détente s’étend à la sphère idéologique, et suppose comme condition préalable, une plus grande ouverture dans la vie publique. J’ai insisté sur la nécessité d’accords internationaux qui assureraient la limitation de fournitures d’armes à divers Etats, qui signeraient des accords spéciaux afin d’interrompre la production de systèmes d’armes nouveaux, des traités interdisant un réarmement secret, la suppression des facteurs de déséquilibre stratégique et, en particulier, l’interdiction des missiles nucléaires à têtes multiples.

Quel serait sur le plan technique l’accord idéal international sur le désarmement ? Je pense, qu’avant d’atteindre un tel accord, nous devrions obtenir une déclaration officielle — bien que pas nécessairement publique au stade initial — sur l’étendue du potentiel militaire (s’étendant depuis le nombre de têtes nucléaires jusqu’aux chiffres prévus de personnel apte au service militaire) avec, par exemple, une indication des zones de « confrontation potentielle ». Une première étape consisterait à s’assurer que pour chacune des zones stratégiques et pour tous les aspects de la puissance  militaire l’on procéderait à un réajustement, afin de supprimer la supériorité d’une des parties à l’Accord par rapport à l’autre. (Naturellement c’est le type de schéma qui nécessiterait quelques aménagements.) Ceci permettrait d’éviter en premier lieu la possibilité de conclure un accord dans une région stratégique donnée (l’Europe par exemple) qui entraînerait le renforcement des positions militaires dans une autre région (par exemple, la frontière Sino-soviétique). En second lieu, des déséquilibres potentiels résultant de la difficulté d’établir une égalité entre différents systèmes d’armes, seraient exclus. (Il serait par exemple très difficile de dire combien de batteries de MAB correspondraient à un missile de croisière, et autres exemples du même genre.)

L’étape suivante en ce qui concerne le désarmement, entraînerait une désescalade proportionnelle et simultanée dans tous les pays et dans toutes les régions stratégiques. Une telle formule fondée sur un désarmement équilibré, « en deux temps » assurerait une sécurité permanente pour tous les pays, un équilibre conjugué entre les forces armées dans les régions où existe un danger potentiel de confrontation, tout en apportant une solution radicale aux problèmes économiques et sociaux provoqués par la militarisation. Durant les récentes années, un très grand nombre d’experts et d’hommes politiques ont avancé des points de vue analogues, mais jusqu’à présent leurs idées n’ont pas eu d’impact significatif. Cependant, maintenant que l’Humanité est confrontée par une menace réelle d’annihilation dans l’holocauste d’une explosion nucléaire, j’espère que nous n’allons pas hésiter à prendre cette mesure. Un désarmement radical et équilibré est en effet à la fois nécessaire et possible, et constitue une partie intégrante d’un processus complexe aux aspects multiples en vue de résoudre les problèmes urgents et menaçants qu’affronte le monde. La nouvelle phase des relations internationales que l’on a appelée détente, et qui semble avoir atteint son point culminant dans les Accords d’Helsinki, pourrait présenter en principe certaines possibilités d’action dans ce sens.

L’Acte Final signé à la Conférence de Helsinki est particulièrement intéressant, car pour la première fois, l’on a déclaré officiellement qu’il existe une voie qui semble la seule possible d’offrir une solution aux problèmes de sécurité internationale. Ce document comporte des déclarations d’une grande portée sur les relations entre la sécurité internationale et la sauvegarde des Droits de l’Homme, de la liberté d’information, et de la liberté de déplacement. Ces droits sont garantis par les obligations solennelles auxquelles ont souscrit les nations participantes. Il est évident que nous ne pouvons parler ici d’un résultat assuré, mais nous pouvons néanmoins parler de possibilités nouvelles qui ne sauraient trouver de solution qu’au terme d’activités planifiées à long terme, dans lesquelles les nations participantes et en particulier les démocraties préservent une attitude uniforme et cohérente.
En ce qui concerne le problème des droits de l’homme, je voudrais parler surtout de mon propre pays. Depuis la Conférence de Helsinki, peu de progrès ont été enregistrés dans ce sens. En fait, il y a eu des tentatives de la part des partisans d’une ligne dure, « de donner un nouveau tour d’écrou » dans l’échange international d’informations, dans la liberté de choisir le pays dans lequel on aimerait vivre, d’effectuer des voyages à l’étranger pour des travaux d’études, des raisons de santé ou simplement dans un but touristique. Pour illustrer mon propos, j’aimerais vous donner quelques exemples, choisis au hasard et sans prétendre à une vue d’ensemble.

Vous savez tous, mieux que moi-même, que des adolescents du Danemark peuvent voyager jusqu’à l’Adriatique à bicyclette.
Personne n’insinuera jamais qu’il s’agissait de « jeunes espions ». Les adolescents soviétiques ne sont pas autorisés à faire cela ! Je suis certain que des exemples analogues vous sont familiers.
L’Assemblée Générale des Nations Unies, influencée par les Etats Socialistes, a imposé des restrictions sur l’usage des satellites pour les émissions de télévision. Maintenant, après que la Conférence de Helsinki a eu lieu, il y a toutes les raisons de reconsidérer à nouveau ce problème. Pour des millions de citoyens soviétiques, c’est un sujet important et intéressant.
Il existe en Union Soviétique une pénurie aiguë de prothèses. Pourtant, aucun invalide en Union Soviétique, même s’il a reçu une invitation formelle de la part d’une organisation étrangère, n’est autorisé à quitter son pays pour se rendre à une telle invitation.
Les kiosques à journaux en Union Soviétique offrent rarement à la vente, des journaux non communistes, et il n’est pas possible de se procurer diverses revues communistes. Même les revues d’information telle que « Amerika » sont diffusées en très petit nombre. Cette revue n’est en vente que dans certains kiosques à journaux et elle disparaît rapidement du fait même du grand nombre de lecteurs qui s’y intéressent.

Toute personne désirant émigrer d’Union Soviétique doit obtenir une invitation formelle d’un proche parent. Pour plusieurs, cela demeure un problème insoluble, notamment pour les 300 000 allemands qui désirent se rendre en Allemagne de l’Ouest. (Le quota d’émigration des Allemands est limité à 5 000 personnes par an, ce qui signifie que certains auraient à attendre 60 ans !) La situation de ceux qui désirent la réunification avec leur famille vivant dans des pays socialistes est particulièrement tragique. Il n’existe personne pour défendre leur cas ; et dans ces circonstances le comportement arbitraire des autorités ne connaît pas de bornes.
La liberté de voyager et la liberté de choisir l’endroit où l’on aimerait vivre et travailler sont violées dans le cas de millions d’ouvriers, travaillant dans des fermes collectives et dans le cas de centaines de milliers de Tartares de Crimée qui, il y a trente ans, ont été déportés de Crimée avec une cruauté brutale, et à qui l’on nie jusqu’à ce jour le droit de retourner dans leur pays.
L’Accord de Helsinki confirme le principe de la liberté de conscience. Cependant une lutte implacable devra être menée si les dispositions de cet Accord doivent être mises en œuvre dans la pratique. En Union Soviétique aujourd’hui, plusieurs milliers de personnes sont persécutées, à la fois par des moyens légaux et illégaux, à cause de leur conviction, de leur foi religieuse, de leur désir d’élever leurs enfants dans un esprit religieux, ou parce qu’elles lisent et répandent — souvent seulement parmi un petit nombre de leurs connaissances — une littérature que l’Etat désapprouve mais qui du point de vue de la pratique courante de la démocratie est absolument légitime. Sur le plan de la morale, il est particulièrement grave de persécuter des personnes qui ont pris la défense d’autres victimes de traitements injustes, qui ont œuvré en vue de publier et en particulier de diffuser des informations concernant à la fois la persécution et le procès de personnes d’opinions divergentes, et les conditions qui prévalent dans les lieux de leur emprisonnement.

Il est insupportable d’envisager qu’au moment même où nous sommes réunis dans cette salle à l’occasion de cette festivité des centaines et des milliers de prisonniers d’opinion souffrent de sous-alimentation, du fait de la privation de nourriture à longueur d’année, de surmenage, d’un manque à peu près total de protéines et de vitamines, d’absence de médicaments (car il est interdit d’envoyer des médicaments et des vitamines aux internés). Ils souffrent du froid, de l’humidité et de sous-alimentation dans des prisons mal éclairées où ils sont obligés de lutter sans arrêt pour leur dignité humaine, leurs convictions en butte à la « machine d’endoctrinement », en fait contre la destruction de leur être même. La nature particulière du système de camp de concentration est soigneusement dissimulée. Les souffrances endurées par certains condamnés, pour avoir exposé les terribles conditions auxquelles ils étaient soumis témoignent de la vérité de leurs déclarations et de leurs accusations. Notre conception de la dignité humaine exige un changement immédiat de ces conditions pour toutes les personnes emprisonnées, quelle que soit leur culpabilité. Mais, que dire des personnes innocentes ? Pire que tout autre chose est l’enfer qui prévaut dans les cliniques psychiatriques de Dnepropetrovsk, Sytchevka, Blagoveshchensk, Kazan, Chernyakhovsk, Orel, Leningrad, Tachkent...
Je n’ai pas le temps aujourd’hui de décrire en détail certains procès ou le sort de certaines personnes particulières. Une abondante littérature existe à ce sujet : puis-je attirer votre attention sur les publications de Khronika Press à New York, spécialisée dans la reproduction de la Chronique des Événements Ordinaires de Samizdat, périodique soviétique, qui publie des bulletins analogues d’informations courantes. Je voudrais mentionner les noms de certains des internés que je connais. Je voudrais que vous vous souveniez que tous les prisonniers d’opinions et tous les prisonniers politiques dans mon pays, partagent avec moi l’honneur du Prix Nobel. Voilà quelques-uns des noms que je connais :

Plyushch, Bukovsky, Gluzman, Moroz, Maria Semyonova, Nadezhda Svitlichnaya, Stefania Shabatura, Irina Stasiv-Kalinets, Irina Senik, Nijole Sadunaite, Anait Karapetian, Osipov, Kronid Lyubarsky, Shumuk, Vins, Rumachik, Khaustov, Superfin, Paulaitis, Simutis, Karavanskiy, Valery Marchenko, Shukhevich, Pavlenkov, Chernoglaz, Abankin, Suslenskiy, Meshener, Svitlichny, Safronov, Rode, Shakirov, Heifetz, Afanasiev, Ma­Khun, Butman, Lukianenko, Ogurtsov, Sergienko, Antoniuk, Lupynos,
Ruban, Plakhotnyuk, Kovgar, Belov, Igrunov, Soldatov, Myattik, Kiirend, Jushkevich, Zdorovy, Tovmasian, Shakhverdian, Zagrobian, Airikian, Markosian, Arshakian, Mirauskas, Stus, Sverstiuk, Kandyba, Ubozhko, Romanyuk, Vorobyov, Gel, Pronyuk, Gladko, Malchevsky, Grazhis, Prishliak, Sapeliak, Kalinets, Suprei, Valdman, Demidov, Bernitchuk, Shovkovy, Gorbachov, Berchov, Turik, Zhukauskas, Bolonkin, Lsovoi, Petrov, Chekalin, Gorodetsky, Chornovil, Balakhonov, Bondar, Kalini­chenko, Kolomin, Plumpa, Jaugelis, Fedoseyev, Osadchy, Budulak­Sharigin, Makarenko, Malkin, Shtern, Lazar Lyubarsky, Feldman, Roit­burd. Shkolnik, Murzhenko, Fyodorov, Dymshits, Kuznetsov, Mendelevich, Altman, Penson, Knokh, Vulf Zalmanson, Izrail Zalmanson et plusieurs autres. Parmi ceux qui ont été injustement exilés, on peut citer Anatoly Marchenko et Tsitlyonok.
Mustafa Dzhemilev, Kovalev et Tverdokhlebov attendent leur procès. A part tous les noms cités ci-dessus, il en existe bien d’autres encore que je ne connais pas ou pour lesquels je n’ai pas assez d’informations. Mais leur nom est implicitement cité dans ce que j’ai à dire, et je voudrais que ceux dont je n’ai pas donné le nom me pardonnent. Chacun des noms que j’ai mentionnés ou que je n’ai pas mentionnés représente une destinée tragique et héroïque, des années de souffrance et des années de lutte pour leur dignité humaine.

Une solution finale à la persécution peut être établie sur la base d’un accord international — l’amnistie pour les prisonniers politiques, pour les prisonniers d’opinion, dans les geôles, les camps de concentration, les cliniques psychiatriques selon une résolution de l’Assemblée Générale des Nations Unies. Cette proposition implique la non-intervention dans les affaires intérieures de tout pays. Elle devait s’appliquer sur les mêmes bases, à chaque Etat, à l’Union Soviétique, à l’Indonésie, au Chili, à la République d’Afrique du Sud, à l’Espagne, au Brésil, et à tout autre pays. Etant donné que la protection des droits de l’homme a été proclamée dans la Déclaration des Droits de l’Homme des Nations Unies, il n’y a aucune raison pour considérer cette demande comme un problème purement local et interne. Si la route est longue, aucun effort n’est suffisamment grand en vue d’atteindre ce but. Que la route soit longue, la récente session des Nations Unies l’a prouvé, au cours de laquelle les Etats Unis ont présenté une proposition en vue d’une amnistie politique, pour la retirer aussitôt après les tentatives faites par certains pays d’élargir l’étendue de cette amnistie. Je regrette beaucoup ce qui s’est passé. Je demeure profondément convaincu qu’il est préférable de libérer un certain nombre de gens, même s’ils étaient peut-être coupables de quelque délit, plutôt que de maintenir en prison des milliers d’innocents exposés à la torture.

Sans perdre de vue une solution d’ensemble, de cette nature, nous devons lutter contre l’injustice et la violation des Droits de l’Homme pour chaque personne prise individuellement. Notre avenir dépend pour beaucoup de cela.

En luttant pour la défense des Droits de l’Homme, nous devons, j’en suis convaincu, d’abord et avant tout, protéger les victimes innocentes de régimes installés dans divers pays, sans exiger la destruction ou la condamnation totale de ces régimes. Nous avons besoin de réformes et non pas de révolutions. Nous avons besoin d’une société souple, pluraliste et tolérante, qui peut favoriser de façon sélective et empirique la mise en œuvre libre et non sectaire d’expérimentations de tous les types de systèmes sociaux. Qu’est-ce que la détente ? Qu’est-ce que le rapprochement ? Nous ne sommes pas préoccupés par des mots mais par la volonté de créer une société meilleure et plus décente, un ordre mondial meilleur.

Il y a des milliers d’années, les tribus humaines souffraient de grandes privations dans leur lutte pour l’existence. Il était alors important, non seulement de savoir manier une matraque, mais de posséder la capacité de penser intelligemment, de tenir compte du savoir et de l’expérience engrangés par la tribu et de développer les liens qui établiraient les bases d’une coopération avec d’autres tribus. Aujourd’hui, la race humaine doit affronter une épreuve analogue.  Plusieurs civilisations pourraient exister dans l’espace  infini, parmi lesquelles des sociétés qui pourraient être plus sages et plus « performantes »  que la nôtre. Je soutiens l’hypothèse cosmologique selon laquelle le développement de l’univers se répète un nombre infini de fois, suivant des caractéristiques essentielles. D’autres civilisations, y compris certaines plus « performantes » sont inscrites un nombre infini de fois sur les pages « suivantes » ou « précédentes » du Livre de l’Univers. Néanmoins, nous ne devrions pas minimiser nos efforts sacrés en ce monde, où comme de faibles lueurs dans l’obscurité, nous avons surgi pour un instant du néant de l’inconscience obscure à l’existence matérielle. Nous devons respecter les exigences de la raison et créer une vie qui soit digne de nous-mêmes et des buts que nous percevons à peine.

 

 

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