Les Amours Secrètes de Lénine
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INTRODUCTION
Abondamment remplie comme celle de tout homme d'action, éclatante par certains côtés et déjà historique, l'existence de Lénine n'offrait pourtant aucune prise au romanesque et se dérobait depuis des années à la curiosité des chercheurs. " Nous n'avons aucun récit, note Léon Troisky dans sa vie romancée, du premier chef d'Etat marxiste que le monde ait connu, nous n'avons aucun récit concernant l'attitude du jeune Oulianov à l'égard de la femme. Probablement fit-il quelquefois la cour et s'éprit-il : ce n'est pas par hasard qu'il chantait les petits yeux ravissants, masquant sous l'ironie son émotion...
Toutefois, il était difficile d'imaginer que ce jeune Oulianov, qui participait depuis l'âge de dix-sept ans aux meetings anti-monarchiques, que ce " grand commis " de la révolution, dont on étudie aujourd'hui le cerveau à Moscou comme une sorte de radium communiste fondamental, que ce dictateur mis au rang des Dieux par les uns, considéré commeune incarnation moderne de l'Antéchrist par les autres, que cet Homme enfin, qui ne rêvait que d'insurrections, ait pu trouver place pour une idylle dans sa vie mouvementée, tragique et désormais ineffaçable.
Nous connaissions l'agitateur, le tribun, l'orateur populaire, l'ami de Gorki, le cycliste de la banlieue parisienne, le journaliste, le conférencier des Sociétés Savantes, le militant illégal, le détenu, l'émigré et le commissaire du peuple. On nous dépeignait tantôt le révolutionnaire à l'oeuvre en Russie, tantôt le marxiste obligé de se réfugier à l'étranger pour continuer sa lutte contre le tsarisme. Mais le cœur de l'homme demeurait pour nousdésespérément insaisissable.
Or, voici que Lénine apparaît enfin, après vingt ans de silence, dans un ensemble de lettres familières qu'il écrivit, avant et pendant la guerre, à une jeune femme de la société pétersbourgeoise, et dans le doux enchaînement de confidences ou de notes quotidiennes dont celle-ci les entoure. Seul vestige d'une amitié jusqu'ici ignorée, ces lettres et ces mémoires nous. apportent aujourd'hui sur le passé de l'homme et ses secrets profonds, des faits, des aveux et des propos ou se manifeste pour la première fois le sentiment.
En acceptant de rendre publique une correspondance pour le moins inattendue et des souvenirs où la sensibilité seule est en cause. Mme 'Lise de K..., qui vit encore, éclaire d'un jour véritablement nouveau pour nous, et teinte parfois de grâce et d'humour le visage resté trop longtemps farouche et fermé du chef de la révolution prolétarienne. Certes, depuis la mort de Lénine, maints récits le concernant ont paru en librairie. Kroupskaïa, Aline, Trotsky, Guilbeaux, Vassiliev, Kedrov, Marie Oulianova, Gorki, Clara Zetkin, Gorbounov et Malaparte, d'autres encore, nous révélèrent avec talent, souvent avec ferveur, ce qu'a été Vladimir Ilyitch Oulianov dans l'intimité. Mais quelque chose manquait toujours à ces témoignages dont le héros apparaissait à la manière d'un acteur, non comme un être de chair. Nous l'apercevions au milieu du forum ou sur la scène, nous l'écoutions dans les congrès qui l'obligèrent à parcourir l'Europe, nous le suivions dans ses mille retraites quand il se cachait, mais nous ne le sentions pas vivre. Nous ne savions rien de ces étapes et de ces incidents d'une destinée d'homme qui nous rendent tous égaux devant l'amour, l'imprévisible ou la mort.
Mettra-t-on en doute l'authenticité de ces lettres écrites par Lénine et des sentiments qu'on lui prête au hasard des voyages que lui imposèrent pendant douze ans le devoir, la fantaisie ou la police? Nous ne le croyons pas. La vérité ne se laisse pas faire aussi facilement qu'on le dit. Lorsque nous entreprîmes de rappeler cette correspondance et ces souvenirs à la vie, de les replacer dans leur cadre, nous la sentions présente, infiniment sympathique et nécessaire. Elle nous satisfaisait plutôt qu'elle ne nous bouleversait, et comme elle ne porte aucune atteinte à la mémoire de personne, on comprendra que la confidente de Lénine ait jugé le moment venu de faire taire ses scrupules. D'autre part, M. Grégoire Alexinskij, élèvede Kioutchevsky, diplômé de Lettres de l'Université de Moscou, ancien député ouvrier social démocrate de Pétersbourg et ami personnel de Lénine au temps des grandes luttes, n'est-il pas considéré a juste titre comme un expert? Les éditions d'Etat de l'U.R.S.S. sont les premières à citer et à reproduire à tout moment les documents et les pièces rares qui proviennent de ses collections. Enfin c'est sa signature même qui atteste l'authenticité des autographes de Vladimir IIyitch Oulianov, conservés aujourd'hui à l'Institut Marx-Engels-Lénine de Moscou. On invoquerait difficilement plus solide compétence.
André BEUGLER.
WILLIAM FREY
C'est à la fin de l'année 1905, dans des circonstances
bien faites pour amorcer quelque roman d'aventures, que Lise de K...rencontra
pour la première fois Lénine à Saint-Pétersbourg. Jeune encore à cette époque,
aussi séduisante qu'on pouvait l'être au temps des robes montantes, des longues
chevelures et de cette discrétion mystérieuse que les mœurs imposaient naguère
au sexe faible, Lise de K... appartenait à une classe de jeunes femmes oisives
et aisées, volontiers cosmopolites, qui ne restaient pas étrangères aux manifestations
de la vie intellectuelle et politique de la capitale de l'Empire : conférences,
controverses, pièces du répertoire français que venaient jouer chez le Tsar
les meilleurs acteurs du boulevard parisien, mouvements d'idées, joutes des
partis et rassemblements de toutes sortes en faveur du libéralisme ou de l'égalité.
Art de vivre dangereusement, de jouer avec le feu, de combiner le frivole et
le tragique, qui faisait déjà dire il y a cent ans au marquis de Custine que
les Russes étaient des « Chinois déguisés ».
Snobisme à deux tranchants, inquiétude, complaisance
naturelle de l'âme slave où le pressentiment joue un si grand rôle, il était
admis en principe, autour de 1905, qu'une personne bien née pouvait à la rigueur
s'intéresser en dilettante aux questions sociales, aux déportations d'écrivains,
à la guerre du knout contre l'esprit d'indépendance, et parfois jeter les yeux
du côté de la pire activité antimonarchique sans risquer le déshonneur, sans
même choquer outre mesure les habitudes d'un milieu bourgeois ou aristocratique.
La grande affaire était de se maintenir dans les limites de l'amateurisme et
de paraître avancé en demeurant traditionnaliste.
Mariée, mais déjà séparée d'un mari qui n'était
pas Russe, issue d'une famille estimée, très « vieille Russie », apparentée
à la société la moins révolutionnaire qui se puisse concevoir, mais curieuse
de nature et volontiers compatissante. Lise de K... fréquentait assidûment,
à l'époque de la guerre russo-japonaise, les fameuses réunions du Volnoïe Economitcheskoé
Obstchestvo (1) ((1).Société d'Economie libre) où les marxistes et
les antimarxistes de cette année particulièrement orageuse se mesuraient sur
le terrain de l'économie la plus abstraite, quand le marxisme constituait un
des éléments de la mode intellectuelle; elle avait les meilleures relations
du monde chez les poètes décadents, les écrivains incendiaires; elle était assidue
à tous ces meetings camouflés, parfois secrets, où les membres du Parti ouvrier
social-démocrate russe, divisés depuis 1903 en menchéviks et bolcheviks, tous
orateurs infatigables, passaient leur temps à se maudire, à se jeter des carafes
à la tête, et n'arrivaient à se mettre d'accord que sur leur commune haine du
tsarisme.
C'est dans ce milieu agité, surveillé, où l'on
risquait à tout moment d'être interpellé par quelque membre de la police impériale,
que Lise de K... entra en relations et se lia même avec des propagandistes suspects,
des militants téméraires ou traqués, dont certains devinrent brusquement célèbres
dans l'Europe entière, tel cet ennemi juré de toute culture prolétarienne, phraseur
élégant, lié d'une part aux pervertis hautains du cercle Kouzmine (1),
((1) Poète mystique né en 1877, connu pour son retour aux formules de Pouchkine
et sa contribution à l'établissement d'une esthétique anti-symboliste. Il se
signalait à l'époque par la publication de poèmes raffinés, décadents quant
au fonds, de proses parfois impures, toujours ornées, une existence tapageuse
et un snobisme équivoque). affilié de l'autre aux organisations bolcheviques
clandestines, ce Viatcheslav Roudolfovitch Menjinsky, alors jeune avocat, que
le parti devait sacrer chef de la Tchéka soviétique en 1922. C'est là également,
au milieu de cette foule poético-économique et dans ce climat marxiste, que
la jeune femme avait fait la connaissance d'un social-démocrate notoire, d'un
des membres les plus sûrs de la fraction bolchevique, Roumiantzev, surnommé
familièrement Pé-Pé, lui brave homme, que le destin allait bientôt choisir pour
la mettre en contact avec Lénine.
Le tsarisme vivait alors des heures tragiques
: au lendemain de la défaite des armées impériales en Mandchourie, et plus particulièrement
du désastre de Tsousima, qui privait la Russie de sa marine, une agitation sans
précédent s'était emparée de tout le pays dont la population ouvrière était
largement ouverte à la propagande socialiste. Grèves, jacqueries, émeutes, séditions
militaires ou mutineries aujourd'hui fameuses, comme celles qui éclatèrent à
bord des cuirassés Potemkine et Géorgui-Pobédonossetz, faillirent jeter bas
tout l'édifice autocratique. Le 9 janvier 1905, une procession de femmes, d'enfants
et d'ouvriers, toute scintillante d'icônes et de croix byzantines, telle qu'on
ne peut l'imaginer qu'en Russie, s'avança jusqu'au Palais d'Hiver pour remettre
au Tsar, au chef de l'église orthodoxe, à cette ombre de Dieu sur la terre slave,
une pétition fort innocente, bien que d'inspiration démocratique. Mais le Petit
Père fît impitoyablement tirer sur cette pieuse caravane qu'un prêtre nommé
Gapone, payé, dit-on, par la police du régime, avait conduite à travers la capitale.
Ainsi le gouvernement lâchait ses cosaques et recourait au massacre pour triompher
d'un mouvement qui peut être considéré comme le prologue de la révolution de
1917.
La Russie n'accepta pas ces balles avec sa résignation
légendaire : une armée de paysans, d'ouvriers et de rebelles se forma spontanément
dans la campagne et marcha sur Saint-Pétersbourg. On crut un instant que la
ville allait être submergée : ce n'est qu'à la fermeté, au sang-froid de son
préfet de police, qu'elle dut alors son salut.
Toutefois, la révolte ne put être étouffée d'un
seul coup; l'immense pays ne se calmait pas; des foyers de mécontentements s'allumaient
l'un après l'autre sur plusieurs points de l'Empire; des rassemblements populaires
menaçaient ouvertement la dynastie et les maîtres du régime. Pour la première
fois en Russie, les badauds se laissaient aller à parler politique dans les
rues des grandes villes; on prenait parti pour les groupes révolutionnaires
sans se soucier d'une police inhumaine qui écoutait aux portes et prenait au
hasard les passants en filature. Les paysans réclamaient des terres, les fonctionnaires
des syndicats, les ouvriers des augmentations de salaire. Un Soviet socialiste,
quelque chose comme un self-government ouvrier, se forma sous la présidence
d'un certain Khroustalev-Nossar, démagogue sans envergure, qui allait toutefois
s'incliner rapidement devant la puissance de l’Okhrana, mieux organisée à l'époque
que le mouvement révolutionnaire.
Il manquait un chef véritable pour donner forme
et direction à la fureur populaire, pour prendre la tête du soulèvement. Lénine,
qui vivait à Genève en compagnie de sa femme et de quelques émigrés, aurait-il
pu assumer ce rôle? Non, assurément. Il n'était pas encore en possession de
tous ses moyens et la révolution russe ne contenait pas encore assez de puissance
créatrice à son sentiment. Du reste, loin de se considérer comme un meneur,
Lénine rédigeait soigneusement des articles dans le calme genevois, établissait
ses fameuses statistiques, potassait Marx, publiait des brochures révolutionnaires
et se consacrait à l'étude de la structure parfaite d' « un parti illégal »,
aux méthodes de propagande et aux formes supérieures de la lutte des classes,
avec autant d'application et de patience qu'un Hitler, vingt ans plus tard,
en apportera à mettre sur pied une organisation diamétralement opposée.
Indifférent en apparence aux événements qui déchiraient
sa patrie, il vivait quasi bourgeoisement dans la cité ouvrière de Séchéron,
où il avait loué avec sa femme « une petite maison composée d'une vaste cuisine
dallée occupant tout le rez-de-chaussée, et de trois petites chambres au premier.
La cuisine nous servait aussi de salle de réception. Les caisses de livres et
de vaisselle remplaçaient les meubles absents. Ignace Krassikov l'appela un
jour repaire de contrebandiers. Ce fut bientôt une cohue incroyable. Quand on
voulait parler à quelqu'un en particulier, il fallait aller dans le parc voisin
ou sur le bord du lac. » (1) ((1) Kroupskaïa. Souvenirs sur Lénine.)
La vie que Lénine menait à Genève, dit M. Malaparte,
était celle d'un petit bureaucrate retraité. Il allait aux provisions dans une
tenue de bourgeois propret, mais avare, choisissait minutieusement les pommes
de terre, le saucisson ou les fruits nécessaires au repas, donnait un
coup de main à la cuisine, lavait la vaisselle, faisait un tour à l'auberge
socialiste du Coq d'Or, s'enfermait de longues heures dans l'immense bibliothèque
de la Société de Lecture, où il lisait sans lever le nez, comme s'il eût eu
quelque thèse à préparer en hâte, et terminait la soirée soit au café Landolt,
soit au cercle bolchevik de la rue Carouge, où se trouvaient les bureaux du
périodique Vpériod. C'est là qu'il entamait, en social-démocrate posé, précis,
savant, d'interminables discussions politiques et parfois littéraires avec Lounatcharsky,
Lépéchinsky, Liadov ou Bronteh-Brouiévitch.
Lorsque la nouvelle de la marche sur le Palais
d'Hiver fut connue de ce petit groupe, où Vladimir IIyitch Oulianov Lénine était
considéré comme un révolutionnaire de la meilleure tradition, les émigrés se
demandèrent aussitôt ce qu'un tel homme allait faire. Les six cent mille prolétaires
révoltés de Russie ne réclamaient-ils pas obscurément un prince de l'émeute?
Sans doute avait-il peu de foi en son autorité. Il n'était pas assez connu encore
pour affronter pareille armée d'insurgés. Mieux valait à son avis se replier
sur soi-même, condamner sa porte et reprendre Marx pour savoir si le moment
était venu, d'organiser la révolution.
Avant de se décider à quitter la Suisse pour
la Russie, où les fanatiques lui assignaient vainement une place à côté de Trotsky
et de Krassine, tous deux en première ligne, Lénine passa plusieurs mois en
terre étrangère à méditer au-desus de la mêlée, à préparer minutieusement le
congrès du parti qui devait se tenir à l'étranger en été 1905, à polémiquer
avec le vieux Plékhanov, fondateur de la social-démocratie russe, à intriguer
opportunément, selon son caractère, se méfiant des amis les plus chers, étudiant
l'échiquier révolutionnaire, attendant le bon, l'unique moment, se conformant
aux savantes manœuvres des Machiavel, des Cromwell, des Danton, des Robespierre,
se servant cyniquement des erreurs de tactique de la partie adverse, soignant
le ton de ses articles, s'amusant parfois au genre satirique, mais toujours
guettant et humant, afin de se faire acclamer à l'heure choisie comme chef légal
et incontestable du parti, ce qui devait entraîner pour lui l'honneur, en quelque
sorte pontifical, d'être un jour le maître suprême du prolétariat.
Ce n'est qu'en octobre qu'il se mit en route.
Relativement inconnu du grand public à cette époque, même comme pamphlétaire
à la dent dure, Vladimir IIyitch n'en avait pas moins pour les initiés un passé
chargé d'aventures et de travaux et pouvait se considérer comme le fils unique
de Marx, selon le mot dépourvu d'indulgence que lui avait lancé en décembre
1893 le populiste Vorontzov. Il avait trente cinq ans. Marié depuis le 10 juin
1898 à Nadejda Constantinovna Kroupskaïa, membre du Comité Central du parti
ouvrier social-démocrate russe depuis 1903, auteur de nombreux articles, de
brochures, de deux ouvrages qui avaient fait quelque bruit : Que Faire? (1902).
Un pas en avant, deux pas en arrière (1904). Lénine totalisait en 1905 quelques
mois de détention, trois ans de déportation en Sibérie et cinq ans de séjour
à l'étranger; il avait fait des conférences à Paris, connaissait fort bien Trotsky,
comprenait l'allemand, l'anglais, le français et l'italien. Il avait lu Clausewitz,
Moltke, le Guerre et la Paix; il participait depuis huit ans aux mouvements
révolutionnaires et passait chez les ennemis du capitalisme bourgeois pour le
militant le plus ferré sur la doctrine marxiste.
Lui-même ne se donnait ni comme un héros, ni
comme un homme d'action, ni comme un bouillant aventurier capable de brandir
le drapeau rouge à la tête d'une horde, mais plutôt comme un spécialiste, un
archiviste de la révolution, dont le premier et le plus impérieux devoir consistait
à suivre les événements de loin sans s'exposer à être chargé par les cosaques.
De retour en Russie, où il arriva seul,
de façon assez mystérieuse, au moment où le Tsar se disposait à charmer son
peuple par des concessions illusoires, il s'installa sans bruit dans une petite
bourgade des environs de Saint-Pétersbourg. De là, il écrivit à sa femme l'inoubliable
phrase : « Par Dieu ! nous avons une fameuse révolution en Russie! » Puis, au
milieu des clameurs, tandis que la révolte ouvrière et paysanne grondait sur
des milliers et des milliers d'hectares, il ne songea qu'à dénoncer les fausses
interprétations d'une doctrine pour lui sacrée et à combattre dans l'ombre le
moindre péché contre le marxisme intégral. Quand il venait à St-Pétersbourg,
c'était après avoir étudié le terrain, camouflé, soupçonneux, quasi muet, se
ménageant et se préparant sans cesse, sentant confusément qu'il risquait à la
fois la vie et les destinées du prolétariat à vouloir bondir trop tôt. Est-ce
pour justifier cette conduite précautionneuse de clerc douillet, est-ce par
dévouement pour son idole que Zinoviev, un des récents fusillés de Moscou, affirme
dans sa biographie de Lénine que le « parti avait pris la décision d'interdire
à Vladimir Ilyitch Oulianov de se montrer trop ouvertement en public... » ?
Ainsi, c'est un homme qui se cachait, qui se
faufilait, qui s'était appelé Touline avant de se décider pour Lénine, un révolutionnaire
de premier plan, mais effacé, et qui semblait montrer peu de goût pour les conversations
tendres que Lise de K... allait rencontrer à Saint-Pétersbourg à la fin de l'automne
1905.
Un soir de novembre, un de ces soirs durs et
blancs de Russie, où la neige semble avoir été étendue à la truelle à travers
les rues, comme un ciment, la jeune femme s'était résolue à dîner seule, en
Russe émancipée et libre qui ne doit de comptes à personne, dans un petit restaurant
criméen du quartier Nevsky, où se réunissaient des écrivains, des journalistes
et des artistes. La salle était presque vide quand elle entra, et les Tartares,
qui eurent toujours dans l'ancienne Russie une passion maladive pour le métier,
de garçon, se précipitaient à la rencontre du client. En cherchant une table.
Lise de K... aperçut dans un coin le bolchevik Roumiantzev, autrementdit Pé-Pé,
qu'elle connaissait depuis quelques mois et dont la tête rosé, blonde, ronde
et joviale passait difficilement pour celle d'un révolutionnaire à tous crins.
Un homme aimable au demeurant, ce Roumiantzev, empressé, volontiers galant,
mais d'une discrétion exemplaire quant à l'activité du parti auquel il appartenait.
Lise de K... lui adressa un petit salut de voisine
de réunion publique et chercha des yeux une table assez éloignée, de façon à
ne pas le gêner, car il était en grande conversation avec un personnage assez
osseux qu'elle voyait pour la première fois, qui paraissait en même temps jeune
et vénérable, une sorte de monsieur menacé de calvitie, glabre et préoccupé.
Ses yeux minces et rusés, qu'on devinait plutôt qu'on ne voyait entre un front
bombé et des pommettes de kalmouk, son poil roux, les deux rides qui déjà marquaient
la racine de son nez aux larges narines, révélaient pourtant une nature de paysan
têtu et emporté.
Quand il eut répondu de la tête au salut de la
jeune femme, Roumiantzev se tourna vers son voisin et murmura quelques mots
avec une certaine déférence; l'inconnu accorda la permission demandée en inclinant
plusieurs fois son visage de façon affirmative. Roumiantzev se leva aussitôt
et s'approcha de Lise dont il baisa la main.
— Vous êtes seule, vous n'attendez personne?
— Non, dit la jeune femme. Je suis entrée en passant pour dîner.
— Voulez-vous accepter de prendre place à notre table?
Comme Lise de K... hésitait, Roumiantzev ajouta
:
— Je voudrais vous présenter un homme très intéressant. C'est un camarade qui
vient de passer cinq ans à l'étranger, à Londres, à Paris, à Genève. Il est
très connu chez nous. Je suis sûr que vous serez ravie de parler avec lui.
— Qui est-ce? demanda-t-elle.
— Je ne puis vous donner aucune précision, dit Roumiantzev en conduisant Lise
de K... auprès de l'inconnu.
Celui-ci s'inclina légèrement et pria la jeune
femme de bien vouloir prendre place.
— Permettez-moi de vous présenter mon ami William Frey, dit alors Roumiantzev
d'une voix qu'on entendait à peine.
— Anglais? demanda Lise de K...
— Pas tout à fait, murmura l'homme roux avec un sourire malicieux qui voulait
être une confidence.
Tandis qu'on leur servait le borchtch et les
petits pains réglementaires farcis de viande, William Frey observa la jeune
femme à la dérobée d'un œil vif et perçant où la condescendance se mêlait parfois
à l'inquiétude. C'était assurément un homme important que cet ami de Roumiantzev,
et peu désireux d'entrer en relations avec un inconnu ou une inconnue, et qui,
même après avoir accepté la présence d'une étrangère à sa table, ne pouvait
se défendre à son endroit d'une défiance quasi professionnelle. Il parlait le
russe avec une facilité, une précision, une connaissance des moindres ressources
de la langue qui rendaient aussitôt ridicules son prénom et son nom britanniques.
Au bout d'une heure. Lise de K... ne savait encore
à qui elle avait affaire en la personne de ce voyageur bizarre qui traitait
de tout avec une sorte de mépris royal, passant sans transition de la moquerie
à la férocité et de la violence au badinage, épluchant la conduite équivoque
des menchéviks à l'égard des insurgés et du gouvernement, riant de la pudeur
genevoise, s'emportant contre la mesquinerie parisienne, comme aurait pu le
faire Dostoïevski, revenant sur un sujet, en abordant un autre, toujours tranchant
et protecteur, comme s'il eût voulu tout juger, tout combattre, tout démolir.
« Bien que déformée par un grasseyement, notre Lise de K...au sujet de cette
première entrevue, sa voix était loin d'être désagréable. S'il écrasait certains
sons, il savait aussi user d'un charme très particulier. L'ensemble ne présentait
pourtant rien d'extraordinaire, et à contempler cet homme inélégant, mal brossé,
qui sentait le petit bourgeois gêné, ce rouquin hargneux, dont les taches de
rousseur semblaient continuer sur le visage et sur les mains la couleur de ses
cheveux rares, j'avoue que j'étais à cent lieues de penser que je me trouvais
en présence de l'homme qui, douze ans plus tard, allait changer le cours des
événements russes et préoccuper au plus haut degré les nations capitalistes
du monde entier. La fin de l'entretien fut presque banale et si dénuée d'intérêt
— mais sans doute Lénine-William Frey voulait-il effacer d'avance toute impression
sur moi — que j'avais perdu quelques jours plus tard jusqu'au souvenir de ma
première entrevue avec ce soi-disant Anglais. »
A quelque temps de là, Roumiantzev remit à la
jeune femme, qu'il rencontrait régulièrement dans les milieux intellectuels,
des listes de souscriptions et la pria de bien vouloir faire, dans les familles
où la chose semblait possible, des collectes au profit du P. 0.S.D.R. (1). ((1)
Parti ouvrier).
Lise de K... confesse qu'elle ne connaissait
pas le premier mot du programme de ce parti. Mais, pareille sur ce plan, où
le frisson venait s'ajouter à la curiosité, à un assez grand nombre de jeunes
filles et de jeunes femmes du monde pétersbourgeois de 1905, année tragique
et confuse, elle se découvrit une sorte de virus révolutionnaire, un goût violent
pour l'aventure politique, des dispositions pour le « nouveau » et s'empressa
de rendre service à l'organisation ouvrière social-démocrate russe. Tantôt elle
procurait en ville, chez des amis sûrs et comme elle séduits, des locaux hospitaliers
et inviolables, halls d'hôtels particuliers dont les propriétaires étaient absents,
caves ou pavillons susceptibles d'être choisis comme lieux de rendez-vous (on
disait yavki) par des révolutionnaires, qui n'étaient encore que des conspirateurs
la plupart du temps. Tantôt elle frappait chez des amis gonflés d'or et les
exhortait à s'intéresser à la cause de la justice sociale. Parfois, quand elle
répugnait à « taper » ses amies, elle souscrivait elle-même des sommes importantes,
en prenant soin toutefois de les répartir sur les fameuses listes en fraction
de cinq, dix ou quinze roubles, provenant, selon ses déclarations, de sympathisants
imaginaires ou de généreux anonymes. Ces fructueuses chasses à l'argent dans
un milieu où les révolutionnaires n'entraient pas, devaient attirer sur elle
la considération, voire la confiance mêlée de respect des camarades.
La remise à Roumiantzev du fruit des quêtes qu'elle
effectuait dans les cercles bourgeois, ou qu'elle complétait de sa poche, s'effectuait
la plupart du temps dans les bureaux du journal Nouaïa Jizn (1), un des centres
de l'action illégale. La Novaïa Jizn offrait au début un singulier mélange de
révolutionnaires professionnels et d'amateurs, de marxistes carrément bolcheviks,
partisans de la révolution jusqu'au bout, et d'écrivains bourgeois de tendance
décadentes. Agent de liaison né, Roumiantzev faisait la navette d'un groupe
à l'autre, se chargeait des présentations ou des exclusions, et servait de trait
d'union entre ces éléments disparates.
Le voisinage des intellectuels et des militants
donnait généralement lieu à des discussions interminables et vaines sur les
sujets les moins précis, et la fréquentation des bureaux où se réunissaient
les éléments de cette foule enflammée auraient certainement découragé à la longue
une citoyenne plus mesurée, s'il ne s'y était déroulé parfois des scènes qui
rappelaient auxnouveaux venus qu'on se trouvait bien chez les Rouges. Un jour,
c'était la distribution aux prolétaires affranchis de revolvers venus de l'étranger
ou dérobés dans quelque dépôt; un autre jour, c'était l'accueil au camarade
qui avait réussi le tour de force de passer la frontière sans le moindre papier.
« Un soir, écrit Lise de K..., j'en vis entrer un dont la taille et la barbe
déchaînèrent aussitôt chez les rédacteurs de la Novaïa Jizn une explosion d'enthousiasme.
C'était à qui sauterait au cou de cette apparition imposante.
— Ne me touchez pas ! Ne me touchez pas ! Je peux sauter ! hurlait l'homme —Bontch-Brouiévitch-
comme je l'appris par la suite. Ne me touchez pas ! Aidez-moi d'abord à me dévêtir
!
On lui retira son pardessus, puis sa toujourka
(1) ( (1) Vareuse.) et l'on mit enfin à jour un double plastron, où
les spécialistes découvrirent quelques dizaines de détonateurs pour « bombes
macédoniennes ». L'arsenal vivant était ravi. Ce Bontch-Brouiévitch arrivait
ainsi de Genève, tout farci d'explosifs qu'ils transportait clandestinement.
Souvent j'avais l'impression que certains militants ne rêvaient pas plus loin
que ce spectacle et qu'ils n'y voyaient pas autre chose qu'une farce d'étudiant
un peu poussée. D'autres, au contraire, se réjouissaient de voir s'accumuler
lentement dans les souterrains de la Russie autocratique un stock d'armes dont
on devait vainement chercher la provenance quelques années plus tard.
C'est dans les bureaux de la Novaïa Jizn que
Lise de K... rencontra pour la deuxième fois le singulier William Frey. Il arrivait
précisément, porteur de son article, aux bureaux du périodique où elle venait
d'effectuer un du ses « versements » pour le parti. Vêtu d'une pelisse et coiffé
d'un bonnet d'astrakan, Frey portait une volumineuse serviette sous le bras.
L'ayant reconnue aussitôt, il lui tendit la main, s'arrêta sur le seuil de la
porte, comme s'il n'eût pas repoussé l'idée d'une conversation, et dit simplement,
de cette voix aux estropiés qu'il voulut rendre séduisante :
— Comme je suis content de vous revoir! Pourquoi ne revenez-vous jamais dans
ce petit restaurant tatare?
Il paraissait embarrassé, timide, furieux sans doute d'éprouver tant d'impressions
dans le même instant et d'avoir si peu de moyens de les exprimer.
II m'était difficile, dit Lise de K...
de voir dans sa phrase, pourtant banale, autre chose qu'une invitation déguisée,
mais je me serais gardée d'y répondre avant d'avoir demandé conseil à Roumiantzev,
qui mettait généralement toute son obligeance à m'écouter, impassible et songeur.
Cette fois, il sursauta quand je l'interrogeai, et me fit même préciser les
mots dont s'était servi son ami.
— Curieux, curieux, murmura-t-il. Voyez-vous, le camarade William Frey s'intéresse
passionnément au problème féminin, mais strictement du triple point de vue collectifs
social et politique...
— Est-il marié?
— Oui, dit Roumiantzev, avec une collaboratrice, comme lui bolchevique ardente.
C'est tout ! Qu'il ait été capable, même pendant un quart de seconde, le temps
de vous dire bonjour entre deux portes, de s'occuper des femmes, que dis-je,
d'une femme ! et d'une façon, comment dire ? individuelle...Cela me dépasse
!
— II ne vous a pas parlé de moi depuis notre rencontre?
— Si, mais pour me demander si j'étais sûr de vous. Il est incroyablement méfiant,
ayant eu déjà maille à partir avec la police. Aussi évite-t-il, autant que possible,
de faire de nouvelles connaissances, de peur de tomber sur un provokator ou
sur une prouokatorcha (1).((1) Agents des deux sexes de la police politique
impériale.)
— Je vois que vous l'avez rassuré, sinon il ne m'aurait pas adressé la parole
tout à l'heure.
— Je n'ai pas eu à le rassurer. Je lui ai dit qui vous étiez, ce que vous faites
pour le parti. Je lui ai même laissé entrevoir que votre appartement ferait
à l'occasion un excellent petit coin où il pourrait sans danger recevoir ses
amis.
— Qui est William Frey ?
— C'est, en somme, notre chef, le chef, dit Roumiantzev.
Puis, comme s'il en eût trop dit, il s'empressa
de me poser une question à son tour:
— Mais vous, demanda-t-il, que pensez-vous de lui? Les femmes ont toujours une
opinion.
— Je ne sais pas, dis-je.
— Vous avez au moins une vague impression, poursuivit Roumiantzev. Il est impossible
que cet homme vous ait laissée complètement indifférente.
« Je me sentais gênée, et même confuse, sans raison;
pourtant, comme je ne tenais pas à donner à Pé-Pé l'occasion d'interpréter mon
hésitation à sa manière, je répondis par un proverbe russe, stupide sans doute,
dont se servait mon neveu pour taquiner un de ses camarades de lycée :
— L'homme roux et rouge est dangereux...
Roumiantzev se mit à rire; puis, me regardant
avec une douce ironie, il ajouta :
— Vous avez raison : Frey est dangereux. C'est même un homme infiniment dangereux.
Pas pour vous, cependant; pour le Tzarisme, oui, peut-être... C'est, à mon avis,
le plus grand adversaire que les oppresseurs du peuple aient jamais rencontré.
D'ailleurs, ils ne le connaissent pas encore.
— Qui est-ce? demandai-je pour la troisième fois.
— Venez donc dîner avec nous après-demain, dans le même restaurant. L'homme
roux, rouge et dangereux y sera sûrement.
Trois jours plus tard. Lise de K..., William Frey et Roumiantzev
étaient de nouveau réunis autour de la même table. Le restaurant était plein;
il fallait se méfier des oreilles ennemies, comme on dira en France pendant
la guerre. D'une voix à peine perceptible, Pé-Pé expliqua sommairement à son
camarade « anglais » que la jeune femme mettrait volontiers» à sa disposition
un appartement calme, discret, situé dans un quartier où la police tsariste
ne s'aventurait guère, et dans lequel on pouvait organiser des réunions clandestines
avec le maximum de sécurité. William Frey la remercia d'un sourire très aimable
en la regardant avec insistance. Il fut aussitôt convenu qu'il viendrait chez
elle deux fois par semaine, à une heure fixée d'avance, et qu'il recevrait des
camarades de tout repos, estafettes mystérieuses ou meneurs chargés de mission.
Soit qu'il ne voulût point déplaire à une jeune femme en se lançant dans des
considérations sans fin sur les événements d'un hiver qui devenait dramatique,
soit qu'il fût sous le charme, soit qu'il eût pris la résolution de se montrer
sous un jour flatteur à une personne raffinée chez laquelle il allait être admis,
William Frey eut la coquetterie de ne parler ce jour-là que de mélodies tziganes,
de folklore et de jardins. Des trois ans qu'il avait passés à Chouchenskoïe,
en exil (1) ((1) Le 29 janvier 1897, Lénine avait été déporté pour trois
ans de Sibérie, pour avoir fondé avec sa future femme et des camarades une Union
de combat pour la libération de la classe ouvrière qui se proposait de donner
une sérieuse impulsion à la lutte des classes. Toutefois, c'était « une sentence
relativement douce, écrit Pierre Chasles, car il ne s'agissait pas du bagne,
ou Katorga, mais d'un simple exil en Russie d'Asie, dans le gouvernement de
l'Iénisséi; quelque chose comme la déportation de Trotsky dans le Turkestan
à la fin de 1927. La mère de Vladimir Ilyitch obtint en outre de la police que
son fils fût envoyé dans la région du haut Ienisseï, dont le climat était réputé
sain, et même qu'il s'y rendît librement à ses propres frais, évitant ainsi
le pénible embrigadement dans un convoi d'étapes ».) , il ne lui restait
que des souvenirs d'odeurs, de vents et de patois. Ce dîner l'avait nus de belle
humeur et il s'efforçait de le prolonger. C'était le premier repas de sa vie
qu'il fît avec une personne d'un autre monde, la première conversation, insignifiante
et pourtant difficile, qu'il eût avec une aristocrate. Toutes ses préventions
contre les classes aisées s'étaient évanouies; cette femme, naturellement aimable,
qui savait admirablement écouter ce qu'on lui disait, qui lui donnait de l'esprit,
de l'aisance, qui était élégante jusque dans la discrétion d'une toilette de
réunion publique, cette femme qui n'hésitait pas à mettre son appartement au
service de la lutte des classes et qui, pour le surplus, était sûre, lui plaisait
plus qu'il n'eût souhaité, sans doute, car une collaboratrice, même temporaire,
n'a pas besoin d'être charmante. Toutefois, il s'éternisait, plaisantait et
semblait heureux de vivre. Pour un peu, il eût fumé. Il fallut pourtant se séparer.
Lise de K... se leva la première pour donner le signal. William Frey se déclara
enchanté de la convention verbale qui avait servi de prétexte à cette petite
réunion. Rendez-vous fut pris dans l'appartement de Lise pour la semaine suivante.
— Si quelque chose m'empêchait à la dernière minute de me rendre chez-vous,
dit William Frey, notre ami Pépé vous avertirait à temps.
William Frey profita de mon hospitalité
dix ou douze fois, écrit Lise de K... Aimable et ponctuel, aussi discret qu'un
détective, il semblait toujours avoir apporté quelque soin supplémentaire à
son costume si comique et en même temps si sévère de directeur de petite banque
ou d'accordeur. Une heure avant ces réunions, où cet homme étrange et ses camarades
risquaient leur liberté, peut-être même leur vie, quelquefois plus tôt encore,
par prudence, j'avais renvoyé mes domestiques et j'ouvrais moi-même la porte;
je l'entrebâillais avec mille précautions, victime, moi aussi, à la longue,
d'un ensemble de gestes et d'attitudes que mes visiteurs avaient en commun!
Parfois, au cours des conférences qui se tenaient chez moi, William Frey s'approchait
brusquement de la fenêtre de mon petit salon, qui donnait sur la rue, et se
mettait à examiner des minutes entières les personnes qui stationnaient souvent
sur le trottoir opposé. On le disait intuitif et physionomiste en matière de
police. Fort heureusement, personne ne troubla jamais nos complots, et cependant
Lénine arrivait difficilement à croire que ma maison ne fût pas surveillée.
— Vous n'avez pourtant pas d'odeur, s'écria un jour un de ses camarades.
— On ne sait jamais, répondit-il.
Lorsqu'il me quittait enfin, longtemps
après le départ de ses collaborateurs, je le voyais de ma fenêtre qui ne risquait
son pied sur le trottoir qu'avec une extrême précaution, comme s'il se fût agi
d'entrer dans l'eau froide, et qui jetait de petits regards inquiets de tous
côtés. Très peu de personnes, et presque toujours les mêmes, vinrent le voir
à ces rendez-vous que je comparais à des consultations médicales; je ne connaissais
ces visiteurs que de vue, et c'est seulement après la révolution de 1917, quand
la presse publia les portraits des grands chefs bolcheviks, que je reconnus
un jour Krassine dans un journal.
Arrivé le premier, William Frey inspectait
l'appartement d'un seul coup d'œil, trouvait chaque fois, avec une facilité
qui ne fit que s'accroître, un petit compliment à m'adresser et me demandait
si je n'avais rien de particulier à lui signaler. Les voisins s'étaient-ils
aperçus de quelque chose; les fournisseurs m'avaient-ils posé une question équivoque?
Il me regardait fixement tandis que je faisais non de la tête, puis, rassuré,
il allait s'asseoir dans un fauteuil, non loin de la fenêtre, et demandait l'heure
plusieurs fois. Je lui apportais un verre de thé dont il me remerciait d'un
sourire timide et obligé que je n'ai pas encore oublié aujourd'hui.
Au premier coup de sonnette, il sursautait,
jetait les yeux sur moi et semblait se confier aveuglément à mon initiative.
J'allais ouvrir. Le visiteur inconnu devait d'abord me dire le mot de passe,
qui changeait chaque fois. Je répondais aussitôt par une phrase convenue que
l'on devait compléter par un second mot de passe. Ces formalités remplies, je
laissais entrer chez moi l'hôte attendu. Souvent, je craignais d'oublier les
paroles que Frey et Roumiantzev avaient choisies pour tel rendez-vous, et je
m'obligeais à les apprendre par cœur, me promenant parfois de long en large
dans la pièce, et les répétant comme une écolière sous les yeux de Frey, qui
riait doucement, attendri et anxieux. Lorsque j'avais introduit le visiteur
auprès de celui que je considérais moi aussi comme le chef, je refermais aussitôt
et me retirais dans une autre pièce, car il avait été formellement stipulé,
et je tenais moi-même à cette clause plus que personne, que je n'entendrais
jamais un mot des conversations qui auraient lieu chez moi.
Trois ou quatre fois, aucun complice ne
répondit aux mystérieux appels que Frey devait lancer avant de venir. Alors
nous demeurions seuls, plusieurs heures, toujours attentifs et pourtant intimes,
détendus, et nous en profitions pour prendre le thé plus longuement, pour allumer
le samovar ensemble et manger toutes les vatrouchkis (1) ((1) Petit pain
fourré au fromage.) William Frey me racontait qu'il savait admirablement
laver la vaisselle et composer un repas avec peu de choses. On le sentait industrieux
et sans gros besoins. Je lui dis un jour qu'il avait un incontestable talent
de Koukhonnyi moujik (2) ((2) Aide cuisinier.); il excelait en effet
à couper dans le sens de la longueur ces petites bûches qu'on introduit dans
le tube du samovar, et à souffler très fort ensuite pour faire jaillir la flamme.
Ces dînettes l'enchantaient. Une fois, j'eus l'impression qu'il était à cent
lieues de ses préoccupations, qu'il m'eût peut-être demandé de ne pas aller
ouvrir la porte et de laisser sonner ses camarades, qu'il s'était mis brusquement
à aimer le thé, la vie, le temps perdu avec une femme. Un autre jour, après
avoir regardé le piano comme un objet nouveau pour lui, il me demanda si je
jouais.
— Je joue beaucoup, dis-je. Est-ce que vous aimez la musique?
— Oui, dit William Frey.
— Mais l'aimez-vous vraiment, et ce qu'on appelle la musique?
— Je l'aime, dit William Frey, mais je n'y comprends rien.
Un soir qu'il n'avait donné rendez-vous
à personne, j'en jurerais, qu'il feignait d'attendre quelque camarade, il me
demanda de lui jouer un morceau quelconque, mais de la grande musique, de jouer
pour moi, comme si je n'eusse pas été écoutée. Je choisis la Sonate pathétique.
William Frey s'installa à côté de moi et se mit à me regarder; il était à la
fois attentif et ironique, et je compris que j'allais me donner beaucoup de
mal pour un auditeur de glace. Mélodie, style, couleur sonore, ton et variations
n'étaient sans doute pour lui qu'un jeu banal, quelque enfantillage devenu science.
Soudain, lorsque j'attaquai la troisième partie du célèbre morceau, je le vis
qui s'animait peu à peu, pris par un sentiment presque violent, touché par une
émotion contre laquelle son scepticisme ne pouvait rien.
— Voilà qui est bien, qui est très bien, disait-il.
II me pria de recommencer et montra pour
la" seconde fois un enthousiasme surprenant dont je lui demandai la raison.
— Je ne sais pas, dit-il, il me semble que le passage est réussi, que cela signifie
quelque chose.
Trois ans plus tard seulement, je devais
avoir l'explication, plus ahurissante encore que décevante, du goût inattendu
que Lénine manifestait pour un morceau qui est loin d'être le meilleur de Beethoven.
Ces visites mystérieuses, ces coups de
sonnette auxquelles je n'arrivais pas à m'habituer, nos tête-à-tête devant le
samovar qui chantonnait, Beethoven, les questions que le « chef » me posait
à tout propos, le mot de passe qu'il me faisait répéter, tous les détails d'une
complicité bien établie et la responsabilité que je prenais de la sécurité d'un
hôte exceptionnel, tout cela créait entre nous une intimité d'une qualité particulière
à laquelle nous ne pouvions demeurer longtemps insensibles. William Frey n'en
profitait pas pour me faire la cour, mais il aimait à se trouver seul avec moi.
Soit qu'il eût souffert à la suite de quelque liaison avec une pimbêche — et
la petite bourgeoisie russe de cette époque, ni tout à fait intellectuelle,
ni tout à fait mondaine, n'en manquait pas — soit qu'il ressentît pour les femmes
ce trop grand respect qui les agace, soit qu'il fût abasourdi par ce que nous
avions de commun, lui et moi, à ces instants surtout, nous qui étions aux deux
pôles de la société, je le trouvais gauche et inexpérimenté dans la galanterie
la plus élémentaire, mais plein de génie en revanche lorsqu'il s'agissait d'éviter
ces sujets éternels sur lesquels les hommes deviennent intarrissables dès qu'ils
sont seuls avec une femme. Je ne pouvais me dissimuler pourtant que je lui plaisais
beaucoup, moins sans doute que la mission à la fois éperdue et méthodique à
laquelle il était enchaîné, mais je suis sûre d'avoir compté infiniment dans
sa vie aride et secrète, où l'on ne souriait jamais de toute son âme, cette
vie qu'il ne se résignait à retrouver qu'à la dernière minute, après avoir allongé
encore le moment des recommandations et des adieux.
II prenait un tel plaisir à se délasser,
à se nettoyer l'esprit, qu'il me coupait la parole dès que je me risquais à
lui poser quelque question touchant son attitude politique, et c'est à peine
s'il daignait m'écouter lorsque je me croyais autorisée à lui faire part de
ce qui se racontait dans le milieu auquel j'appartenais.
— Et que disent donc vos semblables?
— Que le mouvement prolétarien aurait dû se développer de manière à ne pas affoler
les bourgeois.
— Pourquoi?
— Mais parce que personne ne supporte de vivre dans l'angoisse. Que s'est-il
passé? Le peuple se révolte et va trop loin; les conservateurs réagissent, les
cosaques lèvent le knout, l'insurrection est vaincue et la déportation commence.
Les bourgeois tremblent. S'ils ont été autrefois trop à droite, les ouvriers
menacent de les dépecer. S'ils sont allés trop à gauche par dévouement pour
la justice sociale, c'est le tsar qui les exécute!
— Bien sûr, disait William Frey, mais vous ne comprenez rien. Il ne s'agit que
d'une chose: de la victoire du prolétariat; l'attitude des bourgeois nous est
indifférente. Maintenant, dites-moi où est le samovar et où se trouve le thé.
— Restez assis, je vais vous servir moi-même.
— Non, laissez-moi faire, puisque cela m'amuse !
Et il préparait le goûter, tandis que je
continuais à jouer dans le bruit des soucoupes.
Un jour qu'il soufflait trop fort dans
le samovar, un tison tomba sur mon bras et je poussai un cri. Pâle, William
Frey se retourna d'un bond, demeura une seconde immobile et se précipita brusquement
sur la brûlure qu'il couvrit de baisers. Je ne bougeai pas. Lui ne savait comment
relever la tête. Ses mains tremblaient un peu; il était cramoisi, horriblement
gêné, presque furieux. J'eus beau lui sourire, feindre de n'attacher aucune
importance à ce qui venait de se passer entre nous, il me fut impossible de
venir à bout de son embarras. C'était un enfant. Je lisais dans son regard qu'il
redoutait d'être jugé, qu'il était mortifié d'avoir cédé à une émotion; il ne
voulut écouter ni Beethoven, ni Borodine, ni Moussorgsky, ni même ces chants
tziganes qu'il trouvait bêtes à pleurer, et pourtant irrésistibles. J'étais
navrée de voir que son sourire ironique et légèrement protecteur avait disparu
de ses lèvres sèches. J'essayai de le retenir, mais il abrégea brusquement sa
visite et disparut dans la nuit, fâché, confus, le dos voûté, le chapeau de
travers... Et ce soir-là il dut rentrer dans son mystérieux logement de banlieue
sans se préoccuper des mouchards; je l'imaginai, s'obligeant à lire le terrible
Marx avec acharnement, pour dépister le démon...
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