Les Amours Secrètes de Lénine

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   C'est à cette époque que Lénine fit revenir de Suisse sa femme et sa belle-mère. Avait-il besoin de deux gendarmes auprès de lui? Ses visites mi-professionnelles et mi-galantes à Lise de K... mises à part, sa vie demeurait secrète et studieuse : ce reclus semblait se complaire dans l'illégalité, affirmant à ses disciples ou à ses jeunes camarades qu'on ne prenait jamais trop de précautions. Il était d'ailleurs passé maître dans l'art de vivre camouflé, soignait ses ténèbres et se flattait d'être insaisissable. Depuis des années, il usait de plusieurs pseudonymes, dont certains seulement étaient connus du milieu révolutionnaire. Il fut tour à tour Illyitch, Nicolas Pétrovitch, Touline, Vladimir Illine, Karpov et Frey, selon le cercle qu'il fréquentait ou le journal qui publiait sa copie. Maint groupe d'ouvriers ne le connaissait que sous le sobriquet de Starik (1) ((1) Le Vieux.), ce qui déroutait la police, Lénine ayant à peine atteint la trentaine en 1905. « De tout notre groupe, écrivait sa femme, Vladimir était le plus ferré dans l'art de la conspiration : il connaissait toutes les cours à double issue, excellait à dépister les espions, nous apprenait à écrire dans les livres au moyen de l'encre sympathique, de points, de signes conventionnels, imaginait toutes sortes de noms de guerre. » Ces remarques montrent à quel point l'existence d'un militant illégal s'apparente a celle de l'agent secret.

  Du reste, c'est à la manière d'un agent secret agissant pour son propre compte que Lénine dut se comporter souvent à l'égard de la révolution depuis son retour à Saint-Pétersbourg. De peur de se compromettre, et par souci de rester à égale distance des événements révolutionnaires et du dogme marxiste le plus dur, il ne fit même pas partie du Soviet, le premier du nom, créé par les ouvriers d'Ivanov-Vosnessensky et aussitôt imité par ceux de Pétersbourg. Innovation menchévique de 1905, ce Soviet, sorte d'organisation de combat qui avait fait apparaître l'inutilité du parti, d'abord présidé par Khroustalov Nossar, était placé sous l'autorité de Trotsky, que cette idée d'un second gouvernement emballait. Mais Lénine, qui assista une ou deux fois secrètement aux séances de ce concile, n'aimait pas beaucoup le jeune orateur de vingt-sept ans, maniéré et nerveux. On lui reprochait beaucoup d'ailleurs ce manque d'assiduité aux réunions des députés ouvriers de Saint-Pétersbourg, et ses commentateurs se mettront plus tard l'esprit à la torture pour expliquer ingénieusement que le Comité Central ne tenait pas à « exposer » un camarade de cette trempe.

  Ainsi, de plus en plus, Lénine-Frey s'écartait des événements, les examinait de loin, et tandis que le sang coulait à Odessa, que les cosaques sabraient des têtes à Novorossisk et à Kiev, il étudiait les détails de la guerre russo-japonaise. Selon lui, « l'apparition des mitrailleuses et des grenades sur les champs de bataille avait bouleversé les principes marxistes de l'art insurrectionnel. » Depuis cette expérience, ce n'était donc plus seulement la Commune de Paris qui devait servir d'exemple à la technique prolétarienne, mais Moukden et Port-Arthur! S'il ne vivait pas la révolution sur place, dans les tranchées de Lodz ou sur les barricades de Kiev, il la digérait intensément dans sa retraite et en dégageait pour de futurs assauts les enseignements qu'elle comportait. Il pouvait même établir, selon le mot si souvent cité de Zinoviev, que le soulèvement de Moscou (en décembre 1905) avait été la première bataille rangée livrée à la bourgeoisie mondiale. Loin du bruit des balles, de la confusion de la guerre des rues et des grouillements de foule, il se révélait à la fois tacticien, historiographe et prophète.

  Nombreux étaient les bolcheviks qui l'accusèrent pourtant de pérorer sur une chaise, alors que les ouvriers se faisaient bravement tuer dans les campagnes et les faubourgs, que les exécutions en masse succédaient aux déportations d'idéologues par caravanes et que les expéditions punitives ordonnées par le Tsar rappelaient les pires chevauchées de L’Opritchina d'Ivan le Terrible. On ne comprenait pas qu'il eût le courage, tantôt de s'enfermer chez l'un ou chez l'autre, tantôt de tenir conseil avec des terroristes russes ou étrangers, au moment où le peuple déchaîné exigeait un homme à sa tête, et on le lui disait parfois ouvertement, en termes assez vifs. Lénine ne répondait rien; il se laissait environner de mécontentement, acceptait de gaîté de cœur la réconciliation des bolcheviks et des mencheviks et jusqu'au partage de son pouvoir de chef avec ses ennemis de la veille! Il voyait plus loin. Il savait que ses pensées n'étaient pas pluss perdues que sa prudence n'était vaine.

  Sans doute, il se sentait seul, incompris peut-être, jugé par des gens qui confondaient la partie et le tout, le particulier et le général. Mais la solitude était conforme à son tempérament et nécessaire à ses desseins. Peut-être aurait-il mis au courant de ses veilles parfois mélancoliques et des sourdes colères que son attitude faisait naître dans son parti, la jeune femme qui l'avait ému, qui le recevait si gentiment chez elle? Mais Lise de K..., appelée à l'étranger par ses affaires, venait justement d'informer Roumiantzev qu'il ne lui était momentanément plus possible, à son grand regret, de mettre son appartement à la disposition des complots. Lénine prit alors la résolution de partir pour Moscou. Ce voyage fut en réalité une sorte de fugue dont on paria beaucoup, et sans tendresse, chez les gens de gauche de toutes nuances.

  Au début de l'année 1906, lorsque Lise de K... rentra à Saint-Pétersbourg après plusieurs semaines d'absence, ce fut pour assister au triomphe éhonté de la réaction : le Soviet des députés ouvriers venait d'être purement et simplement supprimé; Trotsky, Khroustalov et autres avaient pris le chemin de la prison; la première Douma était à peine élue qu'on parlait déjà de la dissoudre! Bien que largement représentés dans cette ombre de Parlement» les partis de gauche furent déclarés illégaux du jour au lendemain. On cueillait les socialistes l'un après l'autre dans les réunions ou chez eux. Les meetings d'étudiants étaient formellement interdits et les discussions publiques de la Société Libre d'Economie n'avaient plus lieu. Adieu, fantôme d'une liberté fantôme! Traqués, dénoncés, les membres du parti ouvrier social-démocrate étaient obligés de se réunir clandestinement, soit dans le logement de l'un d'eux, soit dans quelque forêt des environs de St-Pétersbourg, où leur rassemblement prenait le nom de massovka (1) ((1) Réunion de masses.). Après avoir longtemps cherché des visages amis dans les restaurants dont la clientèle avait changé, dans certaines salles de rédaction qu'elle ne reconnaissait plus.

  Lise de K... finit par tomber un jour sur Pé-Pé Roumiantzev, qui l'accueillit les bras ouverts et lui demanda sans transition de se dévouer une fois de plus pour la cause; car la situation était plus mauvaise que jamais.

  Révoltée par les détails d'une répression qui glaçait d'effroi les réactionnaires eux-mêmes, Lise de K... ne se fit pas prier pour frapper aux portes et tendre résolument la sébille au nom de la Croix-Rouge Politique, qui venait en aide aux déportés, aux chômeurs, aux familles que le fouet des cosaques avait privés de chef. D'autres jours, Roumiantzev la priait de cacher chez elle de volumineux paquets de documents compromettants que le parti ne savait plus où fourrer, ou bien d'ouvrir sa porte à quelque suspect menacé d'arrestation, qu'elle devait héberger en attendant que la police l'eût accepté pour mort. Peu à peu, elle retrouva de vieilles connaissances qui avaient pu passer entre les mailles. Seul, un homme rouge et roux manquait au milieu de ces revenants.

- Et William Frey, qu'est-il devenu? demanda-t-elle un jour à Roumiantzev.
- Quel William Frey?

  Lise de K... en fut réduite à faire le portrait du dangereux Anglais qui lui avait été présenté au restaurant.

- Je vois, dit Roumiantzev. William Frey, parfaitement. Nous ne savons pas ce qu'il est devenu. II se cache probablement, de peur d'être arrêté, comme Trotsky et les autres, qui plastronnaient un peu partout au lieu de respecter la règle du jeu clandestin, ce qui est préférable pour la révolution.

  Et William Frey demeurait effectivement introuvable. Un jour de juin 1906, un militant social-démocrate, à qui la jeune femme avait offert pendant plusieurs jours le gîte et la pitance sur la recommandation de Roumiantzev, invita Lise de K... à prendre part à une massovka qui devait avoir lieu le lendemain à Polustrovo, dans les environs de la capitale.

- Vous y entendrez les meilleurs orateurs" du parti, dit l'homme. Ça vaut la peine. Une camarade comme vous ne peut pas négliger ça.

  Lise de K... accepta de suivre son hôte dans la forêt. Un jupon emprunté à sa cuisinière et un platok (1) ((1) Carré d'étoffe dont les femmes du peuple se couvraient généralement la tête.) noué autour de la tête la transformèrent rapidement en ouvrière russe. Le couple prit d'abord une konka (1) ( (1) Omnibus à chevaux.) qui les déposa devant l'Académie de Médecine Militaire. De là, il fallut marcher à pied pendant plusieurs kilomètres. Enfin, ils aperçurent un camarade assis sur le bord d'un fossé, non loin de la lisière d'un bois sombre qui occupait tout l'horizon. Le compagnon de Lise prononça le mot de passe en ralentissant le pas : aussitôt le guetteur leur indiqua d'un geste le sentier qu'il fallait emprunter. Cent mètres plus loin, une seconde sentinelle les mit sur le bon chemin après avoir entendu le deuxième mot de passe. Ils entrèrent bientôt dans une clairière à l'extrémité de laquelle s'élevait une sorte de tertre entouré de bouleaux et de hêtres; mille personnes environ, des ouvriers et leurs femmes, des étudiants vêtus de chemises bariolées, quelques journalistes et de petits employés se pressaient entre les arbres et menaient grand bruit.

  La séance en plein air fut ouverte par un délégué pétersbourgeois du parti O.S.D.R., écrit Lise de K..., qui passa aussitôt la parole à des orateurs relativement connus de la masse. Ceux-ci s'élevèrent à qui mieux mieux contre le « Tsarisme couvert de sang et le capitalisme oppresseur ». D'autres soutinrent qu'il fallait exiger sans délai la convocation d'une Assemblée Constituante à la place d'une Douma ridicule et plus qu'incapable de transformer le vieil empire pourri en un régime républicain démocratique et sain. La foule applaudissait mollement ces déclarations dénuées d'éclat et ne manifestait qu'un enthousiasme de circonstance où perçait l'ennui. Soudain, le président annonça que la parole allait être donnée au camarade Lénine, délégué du Comité Central. Un tonnerre de hourras accueillit cette déclaration; les hommes se recueillirent, des femmes se dressèrent sur la pointe des pieds, on vit reparaître l'intérêt sur les visages. Il y eut une minute d'attention respectueuse et intense qui me parut être un hommage à l'orateur annoncé, à la vedette de ce rassemblement sylvestre. Et Lénine parut : c'était William Frey!

  Le futur dictateur commença de parler au milieu des acclamations qui avaient repris de plus belle. Revenue de ma surprise, je me mis à l'écouter comme les autres, m'appliquant à n'être plus qu'un élément de l'attention générale. Lénine s'exprimait assez distinctement, exposant avec beaucoup de clarté le sujet qu'il allait développer. Son éloquence était violente et sans apprêt. Il revenait sans cesse à une seule et unique idée qu'il semblait vouloir enfoncer dans la tête des auditeurs en répétant plusieurs fois de suite les mêmes expressions massives, affirmant que la lutte révolutionnaire continuait malgré l'échec du soulèvement de l'année précédente, que cet échec avait pour cause la trahison de la bourgeoisie libérale, toujours prête à composer avec le tsarisme sur les cadavres des prolétaires, attaquant les mencheviks qui n'avaient pas encore compris la grande leçon de la révolte et repoussaient l'emploi des armes par les insurgés. En même temps, il fit remarquer à ceux qui l'écoutaient, et par dessus leur tête à tous les ouvriers russes, qu'il était chimérique de songer à instaurer un régime socialiste dans un pays mi-féodal et pré-capitaliste. Il ne s'agissait, dans son esprit, que d'une révolution agraire, dont le résultat serait de remplacer les grandes propriétés nobiliaires par la petite propriété paysanne, et le tsarisme par une république bourgeoise qui donnerait immédiatement aux travailleurs la faculté de s'organiser sur le terrain politique et syndical. Il insista également sur un point précis d'après lequel, selon les idées mêmes de Karl Marx, qu'il faisait siennes, le socialisme n'avait de chances réelles que dans les pays où le capitalisme était plus évolué, en Angleterre ou aux Etats-Unis, par exemple. Il ne pouvait être question, en Russie, que d'abattre le tyran et les restes d'un régime féodal. Pour commencer, du moins...

  Un déchaînement de bravos souligna cette péroraison, et Lénine se retira, sérieux et dispos : on sentait déjà qu'il pouvait parler allègrement des heures entières, ainsi qu'il fera quelques années plus tard. Des camarades empressés l'entourèrent, cependant qu'un tout jeune orateur réclamait le silence et proposait à la foule, qui déjà se disloquait, de prolonger la massovka par une démonstration dans les faubourgs. Il n'y eut aucune protestation et le cortège se forma aussitôt dans la clairière, précédé d'un drapeau rouge, surgi on ne sait d'où, qu'un militant avait fixé à une longue branche. Le hasard me plaça dans les premiers rangs de cette colonne qui ne ressemblait encore, au milieu d'une forêt où naissait le printemps, qu'à un défilé de sorcières grotesques et de bûcherons endimanchés. Le resserrement brusque du sentier et l'enchevêtrement des arbres me permirent de gagner quelques mètres et de me placer juste à côté de Lénine, qui suivait la foule les mains derrière le dos, grave et vaillant. Je devais être méconnaissable sous mon accoutrement, car il ne m'accordait pas la moindre attention et cheminait sans rien dire, en me frôlant parfois l'épaule dans les sous-bois, quand les remous du cortège nous rapprochaient l'un de l'autre. Amusée, je me taisais, marchant sans tourner la tête. Il fallut refaire en sens inverse la route que je connaissais jusqu'à l'interminable Polustrousky prospekt, dont les habitants accoururent aux fenêtres pour nous regarder avec sympathie et parfois nous encourager. Le drapeau rouge commençait à prendre sa véritable signification. Un chant jaillit bientôt de toutes les poitrines :
« A ton combat sanglant Sacré et juste, Marche! Marche en avant, Peuple des travailleurs ! »

  Mais, soudain, retentit le cri terrible et bref que je redoutais depuis la forêt : les cosaques! Des fenêtres aussitôt se fermèrent, l'hymne révolutionnaire fut brisé net; j'apercevais, en effet, très loin devant nous, à l'extrémité du prospekt, le galop caractéristique d'un peloton de cavalerie dont en voyait briller au soleil les sabres dégainés. Des cosaques fonçaient sur la colonne à une vitesse vertigineuse, heureux de brandir et de frapper. « Résistez, camarades! » crièrent quelques braves, mais déjà la hampe du drapeau rouge avait été sectionnée d'un coup de sabre et les nagaïkas (1) ((1) Fouet des cosaques) sifflaient au-dessus des manifestants, dans une confusion de chevaux soudain dressés sur leurs pattes, de bras levés, de hurlements, de lanières s'abattant au hasard sur les bras et sur les têtes, lacérant des visages. Cette mêlée atroce à laquelle j'assistais pour la première fois en militante, ne dura que quelques secondes; notre malheureux cortège n'était déjà plus qu'une débandade, hommes et femmes s'enfuyant dans toutes les directions; le camarade de Roumiantzev qui m'avait amenée dans la clairière, se débattait entre des croupes de chevaux, et Lénine-Frey n'était plus à mon côté. Je dus faire un bond à mon tour pour éviter de justesse un coup de nagaïka et me précipiter dans un fossé où je m'étendis, plus morte que Vive, cependant que retentissaient des cris et des jurons. Le gros du peloton passa en trombe dans un nuage de poussière, nettoyant la route; les derniers manifestants s'étaient volatilisés. Au bout de quelques minutes, je me mis à genoux pour retirer un instant mon platok qui me gênait, et j'aperçus Lénine, courbé, navré, qui cherchait son chapeau melon dans le fossé. Quand il fut à ma hauteur, il se retourna et me reconnut. Etonné d'abord, et confus, car les circonstances ne se prêtaient guère à une rencontre entre nous, il se mit à rire et je l'imitai, tandis qu'il m'aidait à me relever.

- C'est plus dangereux que le samovar! dit-il.

  II avait retrouvé son sourire, mais le regard était celui d'un homme complètement désorienté.

- Que comptez-vous faire maintenant? lui demandai-je en remettant mon platok afin de ne pas attirer l'attention.
- Justement, dit-il, et c'est un bonheur pour moi que vous soyez ici! Connaissez-vous bien Pétersbourg?
- Très bien, rues et gens!
- Figurez-vous que je ne sais pas où je suis! Ce sont des camarades qui m'ont amené dans cette forêt, et maintenant qu'ils ne sont plus là, je ne sais ni où je me trouve, ni quelle direction prendre pour rentrer en ville!
- Je vous accompagnerai si vous voulez.
- Très volontiers, mais à une condition, c'est que nous ferons un très grand détour, car je ne tiens pas à retomber sur ces cosaques !

  Je l'emmenai jusqu'au Lesnoï, d'où il est possible de regagner Pétersbourg par un tramway. Nous avions l'air passablement ridicules tous deux, lui en chapeau melon, très correct et plus citadin que banlieusard, et moi avec mon carré d'étoffé sur la tête.

- Les passants doivent vous prendre pour quelque koupietz (1) ((1) Homme du peuple enrichi. ) flanqué de sa cuisinière !

  Lénine sourit et se rembrunit aussitôt; il semblait ne pouvoir se défaire des impressions subies au cours de la charge.

- Voyez-vous, dit-il, si notre cortège n'est pas allé plus loin, c'est parce que les organisateurs n'organisent jamais rien; ce qu'il nous faut, c'est un détachement de combat, une boyevaïa droujina en tête de colonne, pour soutenir l'assaut !
- Je ne suis pas de votre avis.
- Pourquoi? Une petite escouade armée aurait encaissé le choc, abattu quelques brutes et nous passions!...
- II vaut mieux recevoir un coup de nagaïka qu'un coup de carabine. Votre boyevaïa droujina aurait tiré, les cosaques ne se seraient pas gênés pour répondre, et nous aurions laissé des morts sur la route.
- Vous avez encore des préjugés bourgeois, dit Lénine. Tant que nous n'aurons pas habitué les ouvriers à résister, les armes à la main, aux troupes tsaristes, nous n'aurons rien fait !

   Bourgeois ou non, ce point de vue me paraissait d'une cruauté inutile.

- Je suis pour l'évolution, dis-je. L'attente aussi est un sacrifice.
- L'évolution, l'attente, s,'écria Lénine, rêves bourgeois, oui rêves, rêves!... Comment ne voyez-vous pas qu'il faut se battre et qu'il n'y a qu'une guerre digne de ce, nom sur cette vieille terre : celle qui oppose oppresseurs et opprimés.

  II était sur le point de s'emporter. Le moindre désaccord faisait de lui l'homme qui voulait avoir raison, envers et contre tout, qui ne supportait pas la contradiction et qui avait toujours le dernier mot.

- Vous étiez absent de Pétersbourg? demandai-je après quelques instants de silence.
- J'étais à Moscou, dit-il, et j'en suis revenu quasi expulsé par les camarades! Ils savaient qu'on me recherchait et mon signalement était connu, je crois. Sans me donner le temps de souffler, ils m'ont mis une paire de lunettes sur le nez et fourré dans un express avec ma valise. J'étais à peine arrivé ici que la chasse recommençait. Une vingtaine de policiers étaient rassemblés dans la rue où nous habitions. Je suis entré chez moi pour ressortir aussitôt, sans lunettes et sans valise. Il fallut faire des kilomètres à pied, entrer dans des cours à double issue et changer au moins trois fois de voiture avant de se sentir en sûreté. Bref, une journée entière pour arriver chez Roumiantzev. Inutile de vous dire que je n'ai plus remis les pieds dans mon ancienne demeure. Que de temps perdu! J'ai dû attendre près d'un mois avant de me décider à envoyer quelqu'un à la recherche de mes bouquins et de mes effets.
- II n'y a personne chez moi en ce moment, dis-je. Je vous propose, non pas seulement de venir prendre une tasse de thé, mais de vous donner un coup de brosse.
- Oui, oui, dit-il, mon chapeau, mon veston et mon pantalon prouvent que je suis entré en collision avec les armées du Tsar!

  Lénine retrouva avec plaisir un appartement confortable et calme qu'il n'avait plus revu depuis plusieurs mois. En entrant, selon son habitude, il retint quelques instants son souffle, pour écouter, et tendit l'oreille, cependant que je le rassurais de mon mieux. Puis il réclama une brosse, du savon, une serviette de toilette. Redevenu présentable, il examina quelques aquarelles que j'avais chez moi, des bibelots, et consentit enfin à goûter sans se presser. Je lui apportais des sandwichs, du vin rouge de Crimée, de la confiture.

- Tout cela est excellent, disait-il, excellent. Et maintenant, si vous voulez bien, un peu de musique, pour me faire plaisir.

  Et ce fut encore une fois le commencement de la troisième partie de la Sonate Pathétique qui le transporta. En me quittant ce jour-là, il me promit de revenir le plus tôt possible, simplement pour bavarder et sans donner rendez-vous à personne. Il revint effectivement le surlendemain et la semaine suivante, restant rarement plus d'une heure chez moi, mais heureux d'apprécier une tranquillité sur laquelle il n'avait plus le moindre doute, débarrassé de ses soucis politiques, prévenant et charmant ; d'autres jours pressé et préoccupé, méchant et boudeur, quand il n'arrivait pas à se dégager des obligations que lui imposait « la cause ». Ce qui me révoltait le plus, c'est qu'il refusait obstinément de me donner son adresse, qu'il s'arrangeait toujours pour ne jamais parler de lui. Ce William était pour moi un inconnu qui surgissait de la brume pour y retourner aussitôt. Mais suis-je sûre que ce ne fut pas cette énigme qui m'attira? Il entrait, il disparaissait. Je ne savais ni d'où il venait, ni même s'il reviendrait. Mais il ne rougissait plus en m'embrassant le bras...

  Un jour pourtant il me donna une adresse où je pouvais lui écrire en cas d'urgence ; il fut entendu toutefois que ma lettre ne devrait porter aucune signature et ne pas être expédiée par la poste, mais déposée, ou remise par moi à une personne connue de lui, qui avait l'habitude de lui faire parvenir son courrier. Ces recommandations faites, il disparut brusquement, et Roumiantzev, que j'interrogeai, fut incapable de me renseigner, du moins il l'affirmait. Privée de nouvelles depuis plusieurs semaines, je courus un jour à l'adresse que Lénine m'avait indiquée et remis une lettre non signée à un jeune étudiant dont la méfiance exagérée, presque clownesque, faillit me faire éclater de rire.

- C'est parfait, dit-il en prenant ma lettre, je vais faire le nécessaire. Seulement, comme je déménage, il n'est pas nécessaire que vous reveniez ici, mon adresse ne sera plus valable, vous comprenez...

  II va sans dire que je ne reçus jamais aucune réponse à ma lettre, le jeune étudiant, qui m'avait classée parmi les filles de police, n'ayant même pas jugé bon de la remettre à Lénine, de peur de tomber dans un piège et de compromettra son chef. Des semaines se passèrent encore et Lénine ne me donnait aucun signe de vie; enfin je reçus un mot par lequel il me fixait un rendez-vous dans un coin du Jardin d’été. Le cœur Battant, j’arrivai bien avant l’heure convenue, impatiente de savoir s’il avait été inquiété et pourquoi il n’était plus revenu chez moi. Mais il ne me donna même pas le temps de lui poser la question, il ne m’avait fait venir que pour me dire adieu, car il se préparait à quitter Pétersbourg d’un jour à l’autre, appelé à l’étranger par le congrès du parti.

- Où ? demandai-je d’un ton où perçaient les sentiments que j’avais pour lui.
- Je ne sais pas encore, dit Lénine comme à regret – et je crois qu’il regrettait sincérement de s’être engagé dans une aventure, de s’être ouvert à une femme et peut-être de ne pouvoir lui sacrifier une autre passion.

  Mon regard devait le supplier de répondre, car il répéta :

- Non, je ne le sais pas encore. Pourquoi me le demandez-vous ?
- Parce que je dois partir moi-même aussi pour l’étranger, dis-je. Qui sait si nous n’allons pas dans le même pays, sans nous en douter. Alors nous pourrions nous voir, comme ici…
- Ce n’est peut-être pas très commode, dit Lénine en baissant les yeux. Ici, je joussais d’une certaine liberté, tandis que pendant un congrès, je n’aurai pas une minute à moi, et vous risquez de vous ennuyer.
- Et vous croyez que je ne m’ennuierai pas toute seule, sans même savoir où vous serrez ?
- A ma grande satisfaction – mais les femmes ne sont-elle pas toutes pareilles ?-je vis Lénine faiblir. Il réfléchissait, tambourinait de sa main sur son genou, jetant parfois les yeux sur les passants, me souriant, se reprenant. Il finit par céder.
- Bon, dit-il, eh ! bien vous me trouverez à Stockholm. J’y serai dans deux semaines. Seulement, n’allez pas en Suède par la Finlande. C’est le chemin des délégués du parti et de tous les voyageurs illégaux. Vous avez neuf chances sur dix d’attirer l’attention des curieux sur cette émigration en miniature ; on pourrait aussi vous inquiéter et je tiens, moi aussi, à vous revoir…
- Je prendrai le chemin que vous m’indiquerez.
- Alors passez par l’Allemagne, Sassnitz, et de là à Trelleborg. Dés que vous serez à Stockholm, vous irez voir un nommé G…, c’est un social-démocrate suédois. Je vous donnerai son adresse tout à l'heure, quand ces promeneurs se seront éloignés... Venez marchons...

  Jamais Lénine n'avait été plus méfiant. Ce voyage à Stockholm l'intéressait au plus haut point et je le voyais souffrir à la seule pensée d'être arrêté deux semaines avant son départ. Nous fîmes le tour du jardin bras dessus, bras dessous, comme d'inoffensifs bourgeois. Un peu avant de me quitter, il me remit l’adresse du camarade suédois et me dit :

- Demandez-lui de me prévenir par téléphone dès votre arrivée.

   Sur ces mots, il s'éloigna sans se retourner et disparut bientôt. Je demeurai un instant songeuse et satisfaite. Aucune force au monde n'aurait pu m'obliger à rester à Pétersbourg. Cet homme m'attirait et j'étais prête à lui sacrifier tous les avantages de ma vie facile et heureuse, encore qu'il ne m'eut jamais rien demandé de semblable. Je le trouvais simple, naturel, parfois très jeune et très naïf, et jamais il ne me serait venu à l'idée que la plus insignifiante de ses démarches faisait partie d'un plan tracé à l'avance dont il ne s'écartait sous aucun prétexte : accumuler par tous les moyens le matériel incendiaire, selon une expression dont il se servira plus tard, et attendre. Il m'était agréable aussi de voir les progrès de mon pouvoir sur lui. Pouvoir strictement féminin d'ailleurs, et qui jamais ne devait le détourner de sa route. Pourtant, j'avais hâte de le retrouver à l'étranger où j'espérais, malgré tout, qu'il serait obligé par la force des choses de me consacrer le plus clair de son temps.

   Convaincu de détenir la vérité, plein de son sujet et prêt à la riposte, Lénine ne fit pourtant pas le voyage de Suède de très bonne humeur. Au fond, la tournure que prenaient les événements russes n'était pas à sa convenance : si habiles, si violents que fussent ses arguments, une révolution manquée qui se transformait en banditisme pouvait difficilement passer pour de la technique marxiste ! Du haut en bas de la Russie, des hordes armées attaquaient les passants, bourgeois attardés ou garçons de recette, expropriaient de force les châtelains isolés, rançonnaient les trains et les équipages, prenaient d'assaut les petites banques et pillaient les domaines. Ces fameuses équipes de combat, dont Vladimir Ilyitch avait expliqué le fonctionnement et l'utilité à Lise de K... le jour où la massovka avait été chargée par les cosaques, agissaient depuis quelque temps pour leur propre compte et montraient une conception si particulière de leur rôle que celui qui les défendait alors sera obligé plus tard de reconnaître avec humour : « La frontière avait tendance à disparaître entre l'acte révolutionnaire et le crime de droit commun!... » Pour Plekhanov, approuvé sur ce point par tous les mandarins de la fraction menchévique, l'insurrection russe n'était plus qu'une guerrilla de bandits, et il ne l'envoyait pas dire à Lénine, mais Lénine était bien résolu à soutenir envers et contre tous la thèse d'après laquelle il était nécessaire de venir en aide matériellement et moralement aux équipes de combat, qu'on ne devait même pas hésiter à couvrir leurs excès de la responsabilité du parti, dès l'instant qu'elles ne renonçaient pas à la lutte et qu'elles n'avaient pas d'autre moyen de saboter la victoire du tsarisme. Selon un bien joli mot de M. Malaparte, cette guerre des partisans contre les forces de la réaction fut une véritable campagne de Russie.

   En prenant ouvertement la défense des francs-tireurs, Lénine redoutait toutefois d'avoir contre lui une forte majorité menchévique et s'en ouvrit à ses camarades avant de quitter Pétersbourg, notamment au serrurier Vorochilov, autrefois simple délégué de Lougansk, aujourd'hui maréchal dont il venait de faire la connaissance et pour lequel il ressentit presque d'emblée une vive sympathie. « Vladimir Ilyitch, écrira plus tard Vorochilov, qui fut élu au congrès du parti sur la recommandation de G. Alexinsky, nous parla du troisième congrès du P. 0. S. D. R. de Stockholm et des perspectives bolcheviques. Il n'avait pas foi dans la mission unificatrice du prochain congrès et voulait évaluer nos forces. Les délégués arrivaient toujours et nous escomptions avoir la majorité. Mais, déjà à ce moment, Vladimir Ilyitch admettait aussi pour les menchéviks la possibilité d'une majorité, ce qui nous obligerait à soutenir de grandes batailles contre eux. »

   Ces batailles, il n'était pas un bolchevik qui ne fût prêt à s'y jeter au mépris de soi-même; peu nombreuse, mais décidée, la délégation révolutionnaire mettait l'action immédiate au-dessus de tout, ce qui donnait du cœur à son chef, à l'aigle du parti, comme disait Staline, à ce pur marxiste de trente-et-un ans, qu'une note de police décrivait ainsi à l'époque : « Yeux gris, petits,rusés, nez légèrement retroussé, visage kalmouk, cheveux coupés courts, barbe rasée, mise convenable mais simple, taches de rousseur, calvitie précoce, taille au-dessous de la moyenne. »

   Lénine quitta Saint-Pétersbourg pendant la nuit, au printemps de 1906, et traversa la Finlande sans inquiétude. La petite troupe qu'il amenait avec lui pour défendre le point de vue révolutionnaire était parfois étourdie par son savoir, sa vivacité, sa modestie et sa confiance en un grand mouvement libérateur.

   Deux semaines jour pour jour après le rendez-vous qu'il lui avait donné au Jardin d'Eté, Lise de K... arrivait à son tour à Stockholm et se rendait aussitôt chez le camarade G., qui ressemblait beaucoup plus à un social-démocrate classique qu'aux autres Suédois, tous rosés, blonds et glabres.

« II avait une chevelure d'artiste et regardait le monde avec des yeux enflammés, raconte Lise de K... Je lui demandai l'adresse du camarade William Frey en allemand. A l'époque, ce nom de Frey sonnait aussi bien à mon oreille que celui de Lénine.

- Quel William Frey ? demanda le Suédois.
- Frey, de Pétersbourg.
- Frey de Pétersbourg ? Il n'y a pas de Frey de Pétersbourg !
- Le camarade Lénine, si vous voulez.
— Ah ! le camarade Lénine. Vous êtes déléguée au Congrès ?
- Parfaitement, dis-je, de peur de me voir refuser l'adresse de Lénine.
- Asseyez-vous là et attendez un instant.

   Le Suédois me laissa seule quelques minutes et s'enferma dans une cabine téléphonique d'où il sortit bientôt pour me prier de revenir dans la soirée. A l'heure indiquée, après avoir erré dans les rues de Stockholm, j'eus enfin le plaisir d'entendre au bout du fil la voix que je connaissais bien et ce grasseyement auquel je m'étais habituée. Lénine me donna rendez-vous pour le lendemain seulement, à l'heure du dîner, m'affirmant qu'il lui était impossible de faire mieux, absorbé qu'il était du matin au soir par les travaux du congrès.

- Attendez-moi au restaurant, dit-il, je serai peut-être un peu en retard. Si par hasard il y avait là d'autres Russes, et que j'entre à ce moment, faites comme si vous ne me connaissiez pas et attendez qu'ils soient partis. Je n'ai pas changé !

   Lénine avait choisi pour notre rencontre un de ces restaurants automatiques dont la mode allait gagner la Scandinavie et l'Allemagne. Je ne le vis pas dans la foule qui manipulait des manettes et des leviers, mais j'aperçus deux solides Caucasiens, tous deux coiffés de hauts bonnets de fourrure qui excitaient la curiosité des Suédois. Mes deux compatriotes se donnaient un mal de tous les diables pour saisir le fonctionnement de l'appareil automatique et s'embrouillaient dans la lecture des inscriptions qui indiquaient la marche à suivre pour obtenir sans effort et au choix, sur un morceau de carton évasé, un filet de hareng, une salade de tomates ou une tranche de saumon. L'un était brun et légèrement frisé, il avait d'assez beaux yeux, mais un visage malheureusement ravagé par la petite vérole ; l'autre était un garçon aux yeux bleus, bien tourné. Je les regardais avec amusement, lorsque Lénine entra, calme, plus à son aise qu'en Russie. Les deux Caucasiens se précipitèrent aussitôt sur lui et le supplièrent à haute voix, avec un magnifique accent géorgien, ce qui fit se retourner une bonne partie de la clientèle, de bien vouloir venir à leur secours car ils étaient désespérés.

- Vladimir Ilyitch, dit le frisé, explique-nous cette machine bourgeoise. Nous essayons de faire glisser des sandwichs au jambon et nous ne tombons que sur des gâteaux.

   Le chef de la délégation bolchevique qui, par définition, savait tout, fit manœuvrer les boutons avec aisance; médusés, les deux Caucasiens remplirent soigneusement leurs poches et s'en allèrent manger dehors en flânant.

- Deux délégués du Caucase, m'expliqua Lénine. Excellents types, mais de vrais sauvages !

   Quelques années plus tard, en feuilletant des publications soviétiques, je reconnus un de ces sauvages de Stockholm dans le portrait de Joseph Vissarionovitch Djougachvili, ou, plus simplement, Staline.

  Lénine m'invita à prendre un repas debout, devant les inscriptions suédoises, et s'excusa de me quitter au bout de vingt minutes, mais il avait une centaine de pages compliquées à parcourir, des camarades à recevoir, des lettres à écrire ! Ce troisième congrès, auquel il semblait se donner corps et âme, le faisait maigrir et le rendait nerveux. Je le vis à peine durant ce séjour nordique tout rempli d'interminables motions et discussions marxistes que je maudissais en sa présence. Une seule fois seulement, un jour de fête, Lénine put s'arracher quelques heures à ses devoirs de chef et à ses obligations de directeur politique. Je m'empressai de l'entraîner dans les environs de Stockholm, afin de pouvoir l'éloigner de ses occupations et le garder plusieurs heures pour moi seule. Il accepta de monter dans un canot et se laissa emmener dans les fjords. Je me souviens que ce jour était particulièrement doux et serein. Un printemps moelleux éparpillait une vie intense dans un paysage impeccable et mettait en valeur la couleur et la forme du moindre détail. Nous glissions entre d'innombrables rochers décoratifs, nous contournions des îlots ornés de sapins soignés, battus mollement par les vagues élégantes des lagunes et posés sur l'eau comme des objets d'étagère. Ce décor immense et tendre était d'une beauté de légende. Je me tenais au gouvernail et regardais le jeune marxiste qui maniait adroitement les rames de ses bras musclés, respirant à pleins poumons un air exquis, souriant comme un tout jeune homme à qui le métier de révolutionnaire professionnel ne convenait pas du tout, du moins ce jour-là. Je le voyais plutôt laboureur, pêcheur, marin, forgeron, mêlé aux outils, aux meules, sensible aux labours, aux collines, grand amateur d'arbres, amoureux de la vie. Et j'avais l'impression de voir si juste en arrachant par la pensée cet homme intelligent et solide à ses fumées, que je ne pus m'empêcher de le lui dire. Il éclata de rire, comme toujours. Notre promenade et l'enchaînement des lacs me rappelaient l'atmosphère des romans de Knut Hamsun, objet de l'engouement littéraire de la jeunesse russe de l'époque.

- C'est vrai, dit Lénine. Votre Hamsun est assez extraordinaire. Ne trouvez-vous pas qu'il a écrit de main de maître, dans La Faim. les tortures physiologiques et psychologiques d'un homme sans travail, victime du régime capitaliste ?
- Je ne dois être qu'une sotte, une fille maladive et romanesque, répondis-je. Il ne me serait pas venu à l'idée de penser à La Faim, mais à l’Histoire du Lieutenant Glan, à Victoria. Décidément, nous ne parions pas la même langue.
- Si, dit Lénine, nous parlons bien la même langue. Ce sont nos cerveaux, nos âmes, qui ne sont pas de même qualité. Il y a entre elles des différences non plus de degré, mais de nature.

   Ses théories me gâchèrent la journée. Il s'en aperçut bientôt et se tut pendant quelques instants, se bornant à ramer et à me sourire en homme supérieur. Cependant, il s'excusa avec beaucoup de gentillesse, quand il fut bien évident pour lui que j'étais contrariée, et m'expliqua qu'il était littéralement enlisé dans un milieu où tout revenait à de subtiles distinctions entre ce qui était utile ou bourgeois.

- Vous avez bien vu mes amis, tout à l'heure : pour eux, une mécanique qui n'est pas à la portée de tous est une mécanique bourgeoise. Aussi bien, je vous avais prévenue à Pétersbourg : vous vous ennuierez !

   II avait raison, je m'ennuyais de plus en plus à passer seule à l'hôtel ou dans les rues des journées entières, sans même pouvoir me faufiler dans ce congrès dont il m'avait interdit l'entrée. Pour tuer le temps, je visitai les palais et les musées, mais à la longue et parce que je leur demandais ce qu'elles ne pouvaient pas donner, les froides beautés de la Venise du Nordm'assommèrent. Qu'avais-je à faire dans cette ville, sinon à attendre une interruption des travaux d'une horripilante conjuration et le bon plaisir d'un de ses membres ? Un beau matin, je me sentis humiliée et diminuée par cette sujétion et je quittai Stockholm sans même prévenir Lénine de mon départ.

   Le troisième congrès pour l'unification du parti se termina, comme Lénine le redoutait, par le vote d'un ordre du jour condamnant « la guerre de partisans ». Les bolcheviks, mis en minorité, subirent une défaite incontestable. « Pour la première fois, écrira Staline à cette occasion, je vis Lénine dans le rôle du vaincu. Il ne ressemblait pourtant pas le moins du monde à ces chefs qui pleurnichent et se lamentent après la défaite. Au contraire, celle-ci condensait son énergie, et il n'en continua pas moins à exhorter ses partisans à de nouvelles batailles pour la victoire future. » De retour à Pétersbourg, Vladimir Ilyitch prit aussitôt la direction du groupe bolchevik du parti social-démocrate sans rien changer à sa vie d'intellectuel harcelé et de révolutionnaire appliqué. Les échos du congrès suédois, soigneusement recueillis par la police russe, le représentaient comme un homme intransigeant et des plus redoutable, qui s'était vanté de diriger les opérations terroristes du fond de son cabinet de travail et de lancer en temps utile les équipes de combat à l'assaut du monde bourgeois. Bref, ce marxiste en chambre était un gaillard qu'il fallait surveiller de très près ! Lénine eut vent des recherches qu'on allait entreprendre pour lui mettre la main au collet et s'empressa de quitter Pétersbourg que Roumiantzev et les autres lui dépeignirent comme un endroit malsain. Il reprit le train de Finlande en mai 1906 et loua une petite maison confortable à Kuokkala, dans un pays ravissant, où il écrivit surtout des articles sans se préoccuper des partisans autrement que sur le papier. D'autres jours, attristé malgré lui par les résolutions du Congrès de Stockholm, qui s'était désintéressé d'une bande d'ouvriers que la faim et le chômage transformaient en romanichels enragés, il errait dans les bois, parfois seul, parfois accompagné de sa femme ; et celle-ci essayait vainement de distraire son brave homme de mari qui évitait en marchant d'écraser les insectes...

   Lise de K,., ne savait pas que son « flirt marxiste » se fût réfugié en Finlande, et le chercha de longs mois dans les endroits où elle pouvait, sinon le découvrir, du moins obtenir quelques renseignements sur lui. Elle n'eut de ses nouvelles que par un article désabusé qui parut dans un numéro d'automne du Prolétaire. Mais que lui importait ces considérations sans âme publiées sous un titre qui lui rappelait moins son William que l'incorrigible social-démocrate : La Guerre des Partisans ? Enfin elle reçut de Lénine un petit billet, la première lettre qu'il ait consenti à lui écrire, et qui contient beaucoup plus de choses qu'elle n'en exprime :
« Ecris-moi immédiatement, avec précision, où et quand, précisément, nous pourrions nous rencontrer, sans quoi il se produira des retards et des malentendus... Ton... »

   Lise de K... ne répondit pas à ce mot ; son instinct de femme lui disait que tout était fini entre elle et William Frey. Du moins tout paraissait fini... Du reste, elle ne devait revoir Lénine que dix-huit mois plus tard.

   Pendant cette période, l'activité du jeune bolchevik fut assez considérable. Après être entré en contact avec les organisateurs des soulèvements armés de Sveaborg et de Cronstadt à son retour de la capitale, il mena de front de dures attaques contre les partisans des congrès ouvriers et ceux du Bloc d'une part, contre le mouvement des cadets et l'action des menchéviks et de Plekhanov d'autre part. Au moment des élections à la deuxième Douma d'Empire, il se déclara pour la participation, afin de pouvoir démasquer les libéraux en flagrant délit de flirt parlementaire avec les éléments ' conservateurs. Mais cette Douma fut rapidement dissoute et le temps semblait travailler pour l'absolutisme. Les bolcheviks, dont il était le chef, demeuraient partout en minorité, et les équipes de combat, qu'il appuyait toujours de son autorité, ne furent pas reconnues au congrès de Londres, qui se tint en 1907 dans une petite église de la New Southgate Road, où Lénine transfiguré, « aux yeux morts, au visage pâle, aux mains tremblantes, debout devant l'autel, prononça l'éloge du terrorisme des partisans au nom de Clausewitz, de Tolstoï et de Marx ». (1)((1) Malaparte. )

   Revenu d'Angleterre sans avoir pu faire admettre une thèse toujours considérée comme celle des bandits de grand chemin, Lénine n'en exigea pas moins que son parti fût représenté à une troisième Douma d'Empire, dont les élections eurent lieu en juillet 1907, d'ailleurs sans le moindre succès pour les bolchéviks. En août, il partit pour Stuttgart, où il eut du moins la satisfaction de s'entendre nommer représentant au Bureau International. La nouvelle fit sensation dans les milieux révolutionnaires européens. Mais pas plus que ceux de Stockholm et de Londres, le congrès de Stuttgart ne voulut considérer les « expropriateurs » russes comme des membres du socialisme. Un abîme se creusait ainsi entre les révisionnistes, menchéviks, leaders de la deuxième Internationale d'une part, et les éléments révolutionnaires d'autre part. De cette mésentente, qui paralysait indirectement l'essor révolutionnaire, la réaction tsariste profitera largement et s'assurera la victoire par des moyens qui inspirèrent sans doute à Lénine ces lignes moroses : « Tous les partis de révolution et d'opposition sont écrasés. Le découragement, la démoralisation, la scission, le désarroi, le reniement, la pornographie se substituent à la politique. Mais c'est aussi une grande défaite qui donne aux partis et à la classe révolutionnaire une leçon véritablement salutaire, une leçon de dialectique historique, une leçon d'intelligence, d'habileté et d'art à conduire la lutte politique. Les amis se reconnaissent dans le malheur... »

   Avant de quitter Stuttgart, il lancera toutefois avec Rosa Luxembourg le mot d'ordre fameux : « Au cas d'une guerre impérialiste, commencer la révolution socialiste ! » Puis, dégoûté, jugeant que les événements de 1905 entraient déjà dans l'oubli, il se résolut à émigrer pour la deuxième fois et reprit le chemin de l'étranger où il devait demeurer dix ans.

   Certain de triompher un jour et de voir triompher les bolcheviks avec lui, il allait vers le calme, le repos et la liberté. Son départ de Finlande faillit pourtant lui coûter la vie. Sa femme nous a raconté qu'il eût été sûrement arrêté avant d'arriver à Stockholm s'il s'était embarqué à Abo, car on l'avait filé jusque-là. Au dernier moment, un camarade finlandais lui conseilla de prendre le bateau dans une île voisine. Il fallut faire trois verstes sur la glace par un détour infiniment dangereux dont les guides ne voulaient pas entendre parler, bien qu'on fût en décembre. « Enfin deux paysans finlandais, légèrement ivres et ne se souciant de rien, acceptèrent de le conduire. Et cette nuit-là, ils faillirent périr ensemble avec IIyitch. La glace commençait à céder sous leurs pas ; ils ne durent qu'au hasard d'être restés en vie. » — « Comme il faut bêtement mourir ! » confiait Lénine à l'un de ses guides, qui l'a raconté depuis, avant d'être fusillé plus tard par les Finnois blancs.

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