Ce qu'un journal comme LIBERATION
est capable d'écrire

19 octobre 2002

On se demande parfois comment les sports extrêmes, avec toute la connerie qu'ils charrinet, peuvent continuer à prospérer. On pouvait penser au départ que la télévision, avide d'images à sensations, était l'unique responsable. Eh bien non. La presse écrite a sa part de responsabilité. Voici un artickle qu'un lecteur me fait suivre et qui d'après lui veint de paraître dans Libération. Il s'agit d'un portrait de Loïc Leferme, recordman d'apnée. L'article porte la référence :

Article de Luc Le Vaillant, paru dans Libération du 18 octobre 2002

Loïck Leferme en 7 dates
28 août 1970
Naissance à Malo-les-Bains (Nord).
1980
Divorce des parents, déménagement sur les hauteurs de Nice.
1986
Sortie du «Grand Bleu».
1990
Découverte de l'apnée à la fac de Nice.
1999
Se consacre à l'apnée en professionnel.
18 août 2001
Record du monde d'apnée profonde (poids variable «no limit») : -154 mètres à Saint-Jean-Cap-Ferrat.
18 octobre 2002
Tentative de nouveau record (-162 mètres)
à Nice
Recorman de descente "no limit" le 20 octobre 2002. A dédié cette descente à la jeune française, Audrey Mestre, qui vient de se tuer en essayant d'atteindre 170 mètres.

    Ca n'est pas du sport, c'est de la cascade. Finalement c'est assez comparable au fait de vouloir sauter n autobus en moto. Ca n'est que spectaculaire. On pourrait aussi bien mettre des gens dans un caisson et les pressuriser à 18 bars en une minute trente, puis les dépressuriser. Physiologiquement, les effets seraent identiques. Mais il manquerait le côté spectaculaire, fantasmatique, si bien mis en scène dans le Grand Bleu. Imaginez que quelqu'un se fasse pressuriser à 21 bars en deux minutes, puis dépressuriser. Il sort en disant "le mur des deux cent mètres a été franchi !".

   Triste. Les responsables ne sont pas les gens qui font ces choses, ce sont ceux qui les payent, vendent ces images à une foule avide, qui est la même que celle qui allait voir les gladiateurs mourir dans les arènes, deux mille ans plus tôt. Le goût du sang, la fascination de la mort.

- Si jeune, quand même....

   Ca me rappelle mes premiers vols en delta, en 74. A l'époque les gens venaient se mettre devant ces pistes avec un appareil à la main "des fois qu'il se casserait la gueule". Je n'oublierai jamais ces regards malsains.
   On avait un copain qui volait lui aussi sur "Manta" (à l'époque c'était la seule machine disponible). La télé était venue pour le filmer. A l'époque ce sport démarrait. Mais le vent était arrière. L'équipe de télé a attendu.

- Alors, qu'est-ce que vous faites ? Nous, on a pas que ça à faire.

   Jacques regardait le drapeau, mal orienté. Il a fini par se dire "en courant très vite, j'arriverai peut être à décoller".

   Il s'est tué. Le caméraman a filmé la chute. Le réalisateur a vendu les images et on est passé à un autre dossier.


Loïc Leferme :

     Haut, bas, fertile. Il a le vertige. Il plonge au plus profond. La verticalité des immeubles new-yorkais le tétanise. Il descend accroché à son plomb dans les entrailles des mers. Il doit se cramponner à un bras ami pour avoir de l'aplomb face aux surplombs. Il respire au mieux au coeur des abysses, sa cage thoracique s'adaptant aux 17 kg de pression qui s'exercent tout en bas. Il dit : «J'ai une peur bleue du vide.» Il dit aussi : «En mer, la profondeur est protectrice.» Loïck Leferme, 32 ans, de faux airs de Patrick Edlinger, le grimpeur, va redescendre ce week-end dans les limbes de la belle bleue. Il tente de reprendre son record du monde. Apnée profonde, «no limit», descente à la gueuse, remontée au ballon gonflable. Trois minutes à retenir sa respiration, ce qui n'est pas grand-chose, en «statique», il tient le double. La difficulté, c'est d'adapter le corps en accéléré à cet univers compressé. Veiller aux tympans, aux poumons, et surtout garder le contrôle de soi, savoir quand renoncer, quand insister. Yogi et décideur à la fois. Leferme avait décroché -154 mètres l'an dernier. Tania Streeter, une Américaine, a atteint -160 mètres. Audrey Mestre, une Française, mariée au Cubain Pipin, un des caïds du secteur, vient de mourir en tentant - 170 mètres. Leferme ­ qui dit d'elle : «Elle était douce, calme... Ça va me pousser à rester vigilant» ­ devrait sagement s'arrêter à -162 mètres.
On est à Nice. Grand soleil, baraquements de L'Aigle nautique, son club de plongée, des gaillards en maillot de bain et en claquettes qui bidouillent compresseurs et détendeurs. Leferme arrive tout discrètement, range son VTT, parle avec cette lenteur des gens assez détachés d'eux-mêmes pour ne pas avoir besoin de harponner leur interlocuteur. Cheveux longs blonds un peu Ophélie, un peu sirène, regard vert comme le rayon mais doublé d'un aigu et d'un rapproché faisant penser à Bjorn Borg maraboutant la balle de tennis. Il mesure 1,77 m pour 67 kg. Il est fin et délié. La discipline déteste les gros bras écumants, les pirates haltérophiles, c'est pourquoi les femmes s'y risquent avec succès. Leferme dit : «Il faut être souple physiquement et mentalement. Pas se comporter en bloc de béton, sinon tu casses. Il faut composer avec le milieu. Comme un anthropologue.»

   L'hiver, ce fils d'un entraîneur de natation fait des longueurs dans son élément de prédilection. Et, à mesure que vient l'été, il s'applique à perdre la tonicité gagnée. Il dit : «Je fonds. Si t'es trop musclé, tu passes pas.» Assouplissements, relaxation, ostéopathe, des apnées plus classiques en compétition, et des descentes d'entraînement pour tester les limites.

   Leferme a grandi à Dunkerque. Il n'a jamais appris à nager, a toujours su. Il avait deux mois, sa mère le lâchait dans le grand bain. Il avait deux-trois ans, il plongeait à deux-trois mètres pour récupérer ses petites voitures. Mais l'enfant-poisson a toujours refusé l'héritage familial. Il ne serait ni Mark Spitz, ni Ian Thorpe. Suspicion envers la compétition, inclination pour les sports collectifs. Etroitesse des bassins chauffés et des lignes d'eau, besoin de nature, d'étrangeté.

   Divorce des parents. Ils sont quatre enfants, finiront par se recomposer à sept frères et soeurs. Sa mère s'installe sur les hauts de Nice. Elle devient artiste peintre. Le beau-père est anglais, aristo et bringueur. Ambiance baba-écolo, spiritualo-déconnectée. Couper le bois pour se chauffer, être bloqué par la neige l'hiver, manger souvent des pommes de terre, s'occuper des cinq chiens. Il dit : «On a parfois vécu très marginalement.» Souvenir mitigé, pas envie de reproduire ça. Il vit avec une prof de danse d'origine vietnamienne «qui a très les pieds sur terre». Ils ont un enfant, bientôt deux. Il a fait des études de prof de gym, n'a pas voulu enseigner. Pour joindre les deux bouts, il fut longtemps surveillant d'internat. Là, il a monté son club de plongée, a pu créer deux emplois-jeunes, n'arrive pas encore à se payer. Depuis quelque temps, il essaye de vivre de l'apnée, en professionnel, en sportif, en ne pensant qu'à ça. Pas facile, la vague Grand Bleu date de quinze ans. Les sponsors n'affluent pas. Il anime des séminaires de motivation dans les entreprises, planche sur les images sous-marines qui permettront de populariser son activité. Et l'humain le plus profond du monde, ce mutant raisonnable qui explore des espaces inconnus, arrive juste à se rémunérer 1 500 euros par mois. A des années-lumière du footeux le plus limité...

   Il ne s'en formalise pas. Il est fier d'aller poser sa palme où, jamais, le pied de l'homme... Il se sent de la famille des découvreurs, des explorateurs. Il est fasciné par la conquête de l'espace. Il dit : «Ils s'entraînent pour aller tout en haut. Moi, pour aller tout en bas.» Il voit une parenté entre les deux mondes, la même nécessité de «travail collectif qui permet d'en envoyer un seul sur orbite». Et il ne cesse de vanter les mérites de ceux qui l'entourent, de ceux qui assurent sa sécurité là où l'eau fraîchit (12 degrés à -150 mètres), où la narcose guette, où rôde parfois un requin blanc, «où ça devient hostile». Il rêve des marins à la Moitessier, même si son petit voilier de croisière, qu'il mouillait loin des marinas, a coulé. Il en pince aussi pour les alpinistes comme Patrick Berhault, lui qui a réalisé un mémoire de fin d'études sur le «vol», la chute, en escalade.

   Leferme prend plus facilement ses distances avec ce qui paraît le plus proche de lui, la génération Grand Bleu. Il pourrait jouer un remake en montant en graine un affrontement entre Umberto Pelizarri, autre héros du circuit, très «Enzo», très Italien ramenard, et lui, plus «Jacques», plus lunaire, plus planant. Ou avec le Cubain Pipin, un Hercule, qui tirait des cargos au fond des ports. Leferme s'y refuse. Il a vu le film à sa sortie. Il dit : «Ça a été important, pas déterminant.» Il ajoute : «Je n'ai pas tout lâché pour aller bosser au Marineland d'Antibes, comme un copain.» Il insiste : «Les enfants du Grand Bleu n'avaient pas les yeux en face des trous. Ça a créé des pratiques limites.» Lui veut prouver que l'apnée, c'est pour tout le monde, «pas pour une élite qui aurait avalé des branchies».

   Vrai. Reste qu'à haut niveau, le risque est une donnée incompressible. Leferme peut bien affirmer qu'il n'est pas dans l'ordalie, le défi à la mort, qu'il voit ça «comme une expérience de vie», les grands fonds déclenchent des ivresses perturbantes. Ils attirent des personnalités particulières aux bifurcations, parfois, tragiques. Jacques Maillol, l'initiateur de tout ça, comme Eric Charrier, plongeur corse, se sont pendus. Constat étonné : «Ils ont fini en apnée.»

   Leferme tient ça à distance. Il se méfie plutôt des dérives spiritualistes qu'il a bien connues, même si en ciné, il aime Sixième Sens ou les Autres. Il s'intéresse à la chose publique pour rester en contact avec le réel, militant d'évidence pour l'écologie ou trouvant que «Jospin était plutôt un mec bien, c'est sans doute pour ça qu'il s'est barré». Et il ne cesse de vanter la dimension communautaire de son défi. Histoire de se trouver des raisons de remonter.


Je ne sais pas s'il est nécessaire de commenter ce texte. Il suffit de le comparer au dossier que j'ai présenté dans mon site sur l'apnée.

Jean-Pierre Petit         

Retour vers Nouveautés           Retour vers le dossier sur les dangers de l'apnée

Retour vers le sommaire de Dangers                      Retour vers la page d'Accueil     

Nombre de consultations de cette page depuis le :