Les derniers échos du Sphinx

par Julien Geffray

21 mai 2007

Ou comment, depuis un an, les Américains filent pied au plancher et les Français freinent des quatre fers.

Revenons un instant sur l'année écoulée : en mars 2006, une découverte fracassante est annoncée par les laboratoires Sandia aux États-Unis : la Z-machine a fortuitement généré 3,7 milliards de degrés (voir l'annonce presse originale en anglais). Température extrême jamais atteinte auparavant, cent fois plus chaude qu'au coeur du Soleil, sept fois plus élevée auau coeur d'une bombe à hydrogène, et quatre fois supérieure aux prévisions théoriques sans réelle explication. Avec une telle température, une nouvelle voie était ainsi ouverte pour la fusion nucléaire contrôlée, non seulement des isotopes de l'hydrogène comme défini classiquement dans les projets successifs des tokamaks tel ITER ou des lasers de type Mégajoule, mais surtout ce qui est totalement nouveau, de deux réactions nucléaires impossibles à envisager auparavant : lithium-hydrogène (nécessitant 500 millions de degrés minimum) et bore-hydrogène (à partir d'un milliard de degrés). Ces deux réactions nucléaires particulières étant pratiquement exemptes de radioactivité -exceptées quelques réactions tierces parasites, infimes- elles offriraient à la clé de centrales nucléaires à la fois puissantes et totalement non polluantes, utilisant comme combustibles des éléments propres et très abondants sur Terre. En bref, le remède énergétique attendu par notre planète malade de sa pollution galopante.

Tout au long de l'année 2006, la Z-machine et les possibilités envisagées ont été décrites par Jean-Pierre Petit de manière vulgarisée :

L'existence d'une machine équivalente française, certes moins puissante, a également été mise en lumière : l'ECF du Centre d'Expérimentation militaire de Gramat (CEG) situé dans le Lot. ECF signifie "Expérience de Compression de Flux" mais dans les fait la machine est surnommée Sphinx.

De multiples tentatives furent faites pour pousser les médias nationaux à aborder ce sujet et les politiques à s'y intéresser, sans réel succès (un article dans le webzine Futura-Sciences et seulement une brève dans Science & Vie et Sciences et Avenir). Un article grand public paru sur Internet dans le forum Agoravox a fait long feu. Des contacts auprès de politiciens ont été tentés. Un scientifique de très haut niveau, responsable en Russie des questions relatives à la fusion nucléaire, a même accepté d'appuyer la démarche de sensibilisation tentée par JPP et un de ses collègues, un "ancien des bombes", en écrivant une lettre signée à remettre en main propre, explicitant l'intérêt de cette recherche et allant jusqu'à suggérer une collaboration franco-russe dans le domaine ! Mais à qui donner cette lettre en France (il faudrait un responsable scientifique proche des politiques) si personne n'est prêt ou ne peut écouter un tel discours ?

Las, ces tentatives sont restées lettres mortes. Pour deux raisons :

  1. Cette étude de la fusion par "z-pinch" ou en français par "striction magnétique" est perçue, notamment du point de vue des budgets alloués, comme entrant en concurrence frontale avec le projet ITER, solution très différente implantée dans notre pays. Les spécialistes français de la striction magnétique sont d'ailleurs trop peu nombreux pour faire entendre leur voix, et dépités, sont pour un certain nombre d'entre eux partis travailler aux USA sur... la Z-machine des laboratoires Sandia.
  2. Ces recherches sont "potentiellement proliférantes". En clair, elles peuvent mener à la réalisation d'armes nucléaires de nouvelle génération. Dans ce cas l'explosion de la bombe H ne serait plus déclenchée par une classique petite bombe A, difficile à produire. À la place de cette "allumette" : un système compact dérivé de la Z-machine, bien plus facile à concevoir pour n'importe quel pays et surtout échappant à tout contrôle, puisque faisant appel à de la "simple" électronique de puissance. La fameuse étape d'enrichissement de l'uranium, cause de lourds problèmes géopolitiques mais permettant un contrôle relatif de la prolifération, deviendrait de fait inutile.

Le but évident de tout ce remue-ménage était de faire ouvrir Sphinx aux chercheurs civils, alors que cette Z-machine française est exclusivement réservée aux ingénieurs militaires. En l'état, sa capacité de 2,5 à 5 millions d'ampères est incapable de générer la température de la Z-machine américaine, qui en délivrait 18 millions. Mais un tel engin peut être mis à niveau relativement facilement. La Z-machine de Sandia a justement été démantelée en septembre 2006 pour subir une rénovation augmentant de 50 % ses capacités. C'est le programme ZR (pour "Z Refurbished") qui devrait être pleinement opérationnel à l'été 2007, avec cette fois une intensité portée à 27 millions d'ampères, toujours délivrées en 100 nanosecondes. On attend les températures atteintes par ce biais, qui devraient encore croître. Et comme nous allons le voir plus loin, les Américains ne vont pas en rester là : ils ont déjà fixé une nouvelle technique pour atteindre les 60 millions d'ampères.

Officieusement, il y a quelques mois les militaires français ne savaient pas vraiment sur quel pied danser. D'un côté ces recherches semblent très prometteuses, mais le CEG n'a pas vraiment de chercheurs pouvant défricher ce nouveau terrain sur un plan fondamental. D'un autre côté, la DGA veut totalement contrôler ces recherches pour éventuellement y apposer la chape du secret défense, si jamais quelque chose d'important en sortait. C'est aussi une crainte que l'on peut avoir vis-à-vis des laboratoires Sandia, gérés en réalité par le ministère de la défense et l'armée américaine (les fonds proviennent de la NNSA, la National Nuclear Security Administration)... et c'est justement tout l'intérêt de mener d'autres recherches indépendantes ailleurs. Dilemme : comment ouvrir le Centre militaire de Gramat aux civils ?

La réponse, déprimante pour certains ou simple constat bien prévisible pour d'autres, vient d'être donnée par le journaliste Matthieu Quiret dans l'édition du 16 mai 2007 du quotidien économique Les Échos, accessible en ligne à l'adresse :


http://www.lesechos.fr/info/metiers/4576329.htm

et dont nous reproduisons ici le contenu (le passage intéressant est en rouge) :

Les Échos du 16 mai 2007

Compétences
NUCLEAIRE

La Z machine française boude l'énergie

Petit « Sphinx ».

En plein Quercy, au Centre d'études de Gramat (CEG), la DGA exploite depuis quelques années une petite Z machine française (2,5 millions d'ampères), baptisée « Sphinx ». Comme sa grande soeur américaine, elle sert surtout à tester la résistance des têtes nucléaires. A sa différence, elle ne connaîtra pas d'expérimentations civiles. Il y a quelques années, les chercheurs de Gramat avaient pourtant lancé des perches à leur tutelle militaire pour diversifier leurs études, sans succès. Interrogé par « Les Echos », le très « farouche » CEG assure aujourd'hui n'avoir aucun projet énergétique. Cette timidité d'investissement inquiète les spécialistes de la striction. « Les compétences françaises dans ce génie électrique de puissance sont menacées », assure l'un d'eux.

En Grande-Bretagne, une machine équivalente, la Magpie de l'Imperial College (1,4 million d'ampères), travaille activement sur la striction magnétique, notamment sur fonds américains. Pas assez puissante pour atteindre les objectifs nucléaires de la Z machine, elle est utilisée par les Américains pour compléter leurs recherches sur la striction elle-même. Les Russes seraient aussi sur le point d'investir ce thème de recherche.

Voilà, désormais on sait au moins à quoi s'attendren clairement. Malgré les compétences dont la France dispose et l'aide offerte par les Russes, l'armée a tranché : il n'y aura pas de recherche civile française sur la fusion par striction magnétique.

Pendant ce temps, où en sont les Américains et où vont-ils ? Dans ce même numéro du journal Les Échos, comme en porte-à-faux avec l'évocation du blocage de toute recherche française dans le domaine, la fusion nucléaire contrôlée de l'hydrogène grâce à la Z-machine est largement vulgarisée dans un second article intitulé "Nucléaire : la Z machine américaine défie Iter" que vous pouvez lire à l'adresse :

http://www.lesechos.fr/info/metiers/4576219.htm

RPeproduisons ici l'illustration de cet article :

 

Fusion de l'hydrogène dans la Z-machine

Comment la Z-machine américaine fusionne les isotopes de l'hydrogène
(réaction deutérium-deutérium générant des neutrons moyennement énergétiques à 2,45 MeV)

 

C'est la technique indirecte déjà ancienne du "hohlraum", du "four à rayonnement X" comprimant et chauffant une capsule contenant des isotopes de l'hydrogène jusqu'à la fusion, grâce à une mousse spéciale et une cage à fils en tungstène. L'expérience a été réussie pour la première fois le 7 avril 2003 sur la Z-machine (communiqué de presse). L'attaque directe sans recours à la technique du hohlraum, par ultra haute température, de réactions nucléaires propres car ne dégageant quasiment aucun neutron (lithium-hydrogène ou bore-hydrogène) grâce à la technique récente de la cage à fils en acier inox (3,7 milliads de degrés fin 2005) n'est pas encore évoquée. Mais l'idée de la fusion par striction magnétique commence à faire son chemin dans les médias français.

Jusqu'à présent (1996-2006) la Z-machine des laboratoires Sandia c'était ceci :

 

Z-machine - schéma en coupe

La Z-machine vue en coupe. Notez la taille du bassin en marron et la longueur des lignes à eau en bleu.

 

Envergure : 33 mètres. Et lorsque le courant est commuté, voici les arcs électriques qui se propagent à la surface de l'énorme bassin isolant d'huile et d'eau :

 

Z-machine - arcs électriques

Les courts-circuits courant à la surface de la Z-machine, entre parties métalliques émergées

Des "lignes à eau" permettent d'augmenter la puissance délivrée sur la cible en comprimant dans le temps l'impulsion électrique initiale (de l'ordre de quelques microsecondes) délivrée par les générateurs de Marx périphériques, de telle sorte que le pulse final délivré sur la cage à fils au centre dure seulement 100 nanosecondes.

Question : comment augmenter la puissance ? Plusieurs possibilités :

Une première réponse est donnée mécaniquement avec ZR en 2007 : on garde la même méthode mais on améliore les éléments constitutifs. Par exemple il y a toujours 36 générateurs de Marx de même taille que les anciens mais disposant de condensateurs stockant deux fois plus d'énergie. Le déclencheur laser à gaz de 4 joules commun aux 36 commutateurs est remplacé par 36 déclencheurs laser individuels. Les lignes de transmission à isolement à eau sont verticales et tri-plateaux (horizontales bi-plateaux auparavant) moins encombrantes et génèrent moins de bulles, etc.

Rien n'interdirait par la suite "d'empiler tous ces éléments". En multipliant par deux la hauteur du bassin, un "double ZR" donnerait mécaniquement 54 millions d'ampères.

Le spécialiste français Mathias Bavay, émigré aux USA chez Sandia faute d'avoir obtenu les crédits demandés en France à Gramat, avait imaginé une Z-machine capable de délivrer d'emblée 60 millions d'ampères en 100 nanosecondes, grâce à une astucieuse autocompression de flux magnétique utilisant deux liners coaxiaux, sans explosif (pour les détails voir l'explication vulgarisée de sa thèse).

Jean-Pierre Petit a de son côté suggéré de remplacer l'encombrant ensemble "générateurs de Marx+lignes conductrices+bassin" par un générateur à compression de flux à explosif, dispositif ultra compact générant 100 millions d'ampères inventé par Andreï Sakharov dans les années 50 (générateur MK-2) ou une variante plus perfectionnée (comme le générateur à disques DEMG, plus rapide). Les Russes sont en effet passés maîtres dans l'art des "hautes puissances pulsées". Lire à ce propos la page Les principes de base des machines MHD russes.

Le dessin ci-après n'est que schématique. C'est une simple manip " pour laboratoire d'université ou Grande Ecole ", dans le but de réaliser une première approche de ces questions. Le générateur de Sakharov, avec son solénoïde, peut donner des très fortes intensités électriques, mais le temps de décharge est trop long. Pour découvrir un générateur à explosif ultra-rapide, voir le DEMG russe, incoyablement astucieux ( voir au milieu de cette page ) .

 

montage_bis

Montage schématique évoquant un couplage entre une Z-machine et un générateur de Sakharov
À droite : le générateur MHD à induction, simple solénoïde entourant la cible.
En bas : le commutateur à rivetage ultra-rapide, propulsé par explosif

Mais une autre voie prometteuse pour la fusion par striction magnétique au sein d'une Z-machine semble maintenant se dessiner aux États-Unis, avec l'appui des Russes : le générateur LTD (Linear Tranformer Driver) dont les progrès très rapides ont été annoncés en grande pompe par les laboratoires Sandia en avril 2007. Lisez à ce propos :

La Z-machine dopée au LTD

 


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